Écrit par Nicolas Vivant

Un documentaire intitulé « Prêt à jeter » fait beaucoup parler depuis sa rediffusion sur Arte le 24 janvier 2012. Le thème développé est celui d’une obsolescence volontaire de certains produits de consommation, organisée par les fabricants pour obliger le consommateur à renouveler son achat au bout d’un certain temps. En deux mots : concevoir des produits qui tombent en panne au bout d’une durée pré-établie pour augmenter les ventes. Qu’en est-il réellement ?

La société de surconsommation dans laquelle nous vivons a fait l’objet de nombreuses études de sociologie et nombreux sont ceux qui se sont penchés sur les mécanismes mis en place, consciemment ou pas, pour nous amener à acheter des produits qui ne répondent pas forcément à un réel besoin. La publicité, la mode, la pression sociale sont autant de paramètres qui déterminent nos réflexes de consommateur. Dans ce contexte, le thème de l’obsolescence programmée ne nous heurte pas a priori. D’où le recul dont nous devons faire preuve quand un document aborde ce thème en prétendant (ou en faisant dire à des intervenants) qu’une grand partie de notre système économique repose sur ce principe.


Il est beaucoup plus difficile de faire preuve d’esprit critique quand les propos qui sont tenus vont dans le sens de nos propres croyances. Des affirmations qui heurtent nos convictions éveillent plus facilement notre méfiance, et il nous semble naturel de les vérifier et de les contester. Le zététicien se méfiant avant tout de ses propres croyances, il est particulièrement attaché au fait que ceux qui soutiennent des théories qui vont dans le sens de ses convictions le fassent avec un argumentaire de qualité, rigoureux dans la construction et correctement sourcé.

Face à un document de ce types, deux réflexes peuvent être salutaires : aller chercher l’information soi-même (principe zététique : l’origine de l’information est fondamentale), et s’enquérir des arguments de ceux qui portent un regard critique sur le propos (l’alternative est féconde). A la lumière des informations recueillies, on peut alors se faire sa propre idée et se déterminer en connaissance de cause.

Aller chercher des informations soi-même : l’ampoule de Livermore (États-Unis)

Les 10 premières minutes du reportage sont consacrées à cet exemple. L’ampoule, qui a la particularité de briller quasiment sans interruption depuis 1901, fait la fierté des pompiers et habitants de la ville. La réalisatrice, Cosima Dannoritzer, ne donne aucune explication sur les raisons de cette exceptionnelle longévité. Elle explique que, dans les années 20, un « cartel » portant le nom de « Phoebus » et réunissant les principaux producteurs d’ampoule dans le monde a pris la décision, sous peine de sanction pour les contrevenants, de limiter la durée de vie des ampoules à 1000 heures, alors que des technologies permettraient de les faire durer beaucoup plus longtemps. Deux mystères, donc : comment cette ampoule peut-elle briller depuis si longtemps, et quid de cette entente entre les fabricants ?

Pourquoi l’ampoule de Livermore brille-t-elle depuis plus d’un siècle ?

Trouver des informations sur l’ampoule de Livermore n’est pas très compliqué. Un site web (en anglais) lui est consacré et donne quelques informations techniques. Snopes (le Hoaxbuster anglais) consacre une page au sujet et le-saviez-vous.fr fait un bon compte-rendu en français des données disponibles. Qu’apprend-on de ces sites ?

  • que cette ampoule a été fabriquée à la main, en verre soufflé, et qu’elle dispose d’un filament en carbone (technologie abandonnée au profit du tungstène dont le point de fusion est plus élevé et qui permet une puissance d’éclairage supérieure) ;
  • que l’ampoule, initialement prévue pour produire 60 watts, ne produit plus que 4 watts, soit une puissance 15 fois inférieure à ce qu’elle pourrait être (elle est 5 fois moins puissante qu’une lampe de chevet) ;
  • qu’elle dispose depuis 1976 d’un circuit d’alimentation indépendant et sécurisé de 120 volts qui la met à l’abri des surtensions et coupures de courant ;
  • qu’elle n’est jamais éteinte (les allumages et extinctions des ampoules fragilisent le filament, réduisant ainsi leur durée de vie).

On en déduit aisément que la production contemporaine d’une ampoule de ce type couterait très cher (fabrication à la main) et ne serait pas très utile (éclairage trop faible). Ajoutons que si quelques exemplaires de ces ampoules, bénéficiant de conditions accidentellement exceptionnelles de fabrication ont effectivement perduré, l’immense majorité d’entre elles ont grillé. On comprend que les fabricants (et les consommateurs) aient fait le choix de technologies permettant un éclairage de meilleure qualité, même si la conséquence doit être une durée de vie plus courte.

Les fabricants d’ampoules se sont-ils entendus pour limiter leur durée de vie ?

Le documentaire affirme que le cartel de Phoebus a pris la décision de limiter volontairement la durée de vie des ampoules à 1000 heures pour assurer un renouvellement régulier de la production. Selon cet article les contraintes physiques et économiques suffisent à expliquer cette limite de 1000 heures. On y apprend également que Phoebus a fait l’objet d’une enquête de la commission de la concurrence anglaise dans les années 50. A la suite de ce rapport, Phoebus a été condamné pour entente illicite sur le prix de vente ; mais voici ce que la commission écrit au sujet de leur durée de vie :

« En ce qui concerne les standards de durée de vie, avant l’Accord Phoebus et jusqu’à ce jour, les ampoules a filament habituelles sont conçues pour avoir, en moyenne, une durée de vie minimum de 1000 heures. Il a souvent été prétendu – cependant sans preuve pour nous – que l’organisation Phoebus avait artificiellement fixé une courte vie aux ampoules dans le but d’augmenter le nombre d’ampoules vendues. Comme nous l’avons indiqué au Chapitre 9, il ne peut pas y avoir de durée de vie parfaitement adaptée aux nombreuses conditions variables que l’on trouve parmi les consommateurs d’un pays donné, de sorte que tout standard de durée de vie doit représenter un compromis entre facteurs contradictoires. Le B.S.I, a toujours adopté un seul standard de durée de vie pour les ampoules a filament, et les représentants du B.S.I, et du B.E.A., comme la plupart des fabricants de lampes nous on dit sous serment qu’ils considèrent 1000 heures comme le meilleur compromis possible actuellement, et aucun élément ne nous a été soumis pour contredire ceci. De ce fait, nous devons rejeter l’allégation fallacieuse mentionnée plus haut. » (source : La véritable histoire de l’ampoule de Livermore)

Pourquoi l’auteure du reportage ne nous rapporte-t-elle pas ces faits ? A l’heure où les ampoules « basse consommation » ont remplacé les lampes à incandescence classiques et où les durées de vie annoncées tournent autour de 10 000 heures, peut-on véritablement considérer l’argument « Phoebus » comme pertinent ?

D’autres arguments sont utilisés dans le documentaire, sur lequel nous ne nous étendrons pas. Sachez toutefois que l’exemple de l’imprimante (une Epson C60) qui sert de fil conducteur dans la 2e partie du film n’est pas plus pertinent. Vérification faite, la présence de la puce utilisée dans ce type de matériel et qui bloque l’imprimante après un certain nombre de copies s’explique par des considérations techniques (lors du nettoyage des têtes d’impression, les gouttes d’encres qui tombent sont récupérées par une éponge dont la capacité d’absorption est limitée) et la société elle-même fournit un logiciel permettant de ré-initialiser ce compteur si c’est nécessaire. Il semble donc qu’une conception imparfaite (et qui s’explique par des contraintes économiques, ce matériel étant vendu moins de 75€) soit à l’origine de ce problème dont nous ne sous-estimons pas pour autant l’importance.

La déconstruction de ces exemples nous conduit peu à peu à remettre en cause la validité générale du propos qui est tenu. L’obsolescence technique programmée est-elle une réalité ?

S’enquérir des arguments de ceux qui portent un regard critique

Il semble qu’une étude poussée des phénomènes de désuétude ne plaide pas dans le sens de l’existence de l’obsolescence technique programmée. Sur ce point, la lecture de la page Wikipedia dédiée à ce concept peut être intéressante. D’autres arguments existent : dans un article (critiquable sur un certains nombre de points et notamment sur le fait qu’il invoque presque uniquement notre responsabilité de consommateur à l’exception de toute autre cause) intitulé « Le mythe de l’obsolescence programmée » Alexandre Delaigue démonte un certain nombre d’idées reçues sur le sujet. Celle-ci, par exemple :

« La première, c’est que l’idée du « c’était mieux avant, tout était solide, maintenant on ne fait plus que des produits de mauvaise qualité qui s’usent vite » est tellement intemporelle qu’on se demande bien quel a été cet âge d’or durant lequel on faisait des produits durables. (à l’époque de ma grand-mère bien entendu : sauf qu’à son époque, elle disait aussi que les produits de sa grand-mère étaient plus solides). Il y a là un biais de perception, le « biais de survie » : vous avez peut-être déjà vu un frigo des années 50 en état de fonctionnement (j’en connais un, pour ma part); vous n’avez certainement jamais vu les dizaines de milliers de frigos des années 50 qui sont tombés en panne et ont terminé à la décharge. Nous avons par ailleurs tendance à idéaliser le passé : je suis par exemple toujours très étonné par les fanatiques qui me racontent, des trémolos dans la voix, à quel point la 2CV Citroen était une voiture « increvable ». Dans celle de mes parents, il fallait changer les plaquettes de frein tous les 10 000 km, le pot d’échappement tous les 20 000, et elle était tellement attaquée par la corrosion (au bout de deux ans) que dès qu’il pleuvait, on avait le pantalon inondé par une eau noirâtre et gluante. Je préfère de très loin les voitures actuelles et leurs pannes d’électronique récurrentes. »

Quand on prend du recul par rapport au sujet, d’autres exemples viennent à l’esprit. On pense à ces millions de télévisions ou de moniteurs en parfait état de marche qui jonchent les déchetteries parce qu’ils sont basés sur une technologie dont les consommateurs ne veulent plus, le tube cathodique ayant été supplanté par les écrans plats. On pense également aux phénomènes de mode qui nous incitent à garder aux fond de nos placards des vêtements qu’on ne porte plus parce qu’il sont « démodés » alors qu’ils sont en parfait état. On songe également au marketing qui incite les gens à se débarrasser de leur iPhone 3, pourtant en état de marche, parce que l’iPhone 4S est tellement plus attractif.

Prendre conscience de cela, c’est prendre conscience du fait que l’obsolescence technique programmée, dangereuse pour l’image de la société qui la mettrait effectivement en place, pourrait très bien ne pas exister simplement parce qu’elle est superflue. Nos habitudes de consommation suffisent à expliquer l’obsolescence des produits, et le zététicien garde à l’esprit le principe de parcimonie qui le conduit à ne pas multiplier inutilement les hypothèses.

Loin de nous l’idée d’affirmer que l’obsolescence programmée n’existe pas. Peut-être peut-on effectivement trouver quelques exemples de pratiques douteuses de la part de sociétés peu scrupuleuses. Ce qu’on peut dire, néanmoins, c’est que l’argumentaire présenté dans « Prêt à jeter » est loin d’être convaincant, quand il ne frise pas purement et simplement la malhonnêteté intellectuelle. C’est d’autant plus décevant que la critique de la société de consommation est intéressante, pour ne pas dire nécessaire. Mais en s’inscrivant dans un registre justement utilisé par ceux qu’il dénonce (mise en avant de cas spectaculaires, complotisme latent, etc.), ce film dessert son propos.


Sources et ressources

http://www.centennialbulb.org
http://www.snopes.com/science/lightbulb.asp
http://www.le-saviez-vous.fr/2011/09/lampoule-centenaire-de-livermore-la.html
http://fr.wikipedia.org/wiki/Lampe_%C3%A0_incandescence_classique
http://drgoulu.com/2011/10/16/la-veritable-histoire-de-lampoule-de-livermore/
http://econoclaste.eu/econoclaste/le-mythe-de-l-obsolescence-programmee/http://econoclaste.org.free.fr/dotclear/index.php/?2011/03/07/1773-le-mythe-de-l-obsolescence-programmee
http://fr.wikipedia.org/wiki/Obsolescence_programm%C3%A9e

 

Nicolas Vivant

Obsolescence programmée : une démonstration bien peu brillante