Écrit par Richard MONVOISIN et Marie HOFFMANN

Cet article est paru dans notre newsletter n°15 en juin 2006.

Un complexe s’est crée vis-à-vis de l’information chez ceux que l’on appelle les profanes de la science. Admettre d’être ignare sur un sujet scientifique passe encore ; mais dépendre de l’expert, et de ses éventuels dévoiements, pour se faire une opinion est vécu comme une allégeance. Alors le citoyen honnête choisit de se tourner vers le média et l’éternelle figure du vulgarisateur, « troisième homme » plein de bonhomie servant d’interprète du savoir savant. Quasi-impossible d’ailleurs d’émettre une critique sur ces icônes, dévouées, faisant œuvre de salut public. Impossible de dire du mal d’un bienfaiteur comme Hubert Reeves, par exemple. Or, si l’exégèse de certaines notions est nécessaire, elle peut se révéler fort subjective et il arrive que les vulgarisateurs nourrissent des intérêts très éloignés des idéaux de connaissance.

Le cas des pyramides bosniennes est à ce titre un cas d’école et il n’est pas besoin d’une formation particulière en archéologie pour s’en rendre compte.

Un archéologue amateur, Semir Osmanagic, look Indiana Jones, annonce durant l’été 2005 qu’il soupçonne des pyramides enfouies sous les collines Visocica au nord de Sarajevo. D’une manière assez peu claire, il les date de 12000 ans. Puis il décèle une similitude frappante avec des pyramides du Mexique, ce qui vaudra aux collines de Visoko les surnoms de pyramides du Soleil, de la Lune et du Dragon. Ensuite, Osmanagic les annonce reliées entre elles par des tunnels secrets qui leur serviraient également d’entrée. Pas de preuve, hélas, mais un scénario trépidant : ce seraient les premières pyramides d’Europe, bien plus vieilles que leurs cousines égyptiennes, et qui témoigneraient d’une civilisation avancée dès la fin du paléolithique. Mieux encore, selon deux géologues dépêchés sur place, ces montagnes ne pourraient avoir été créées de la main de l’Humain. Tous les ingrédients sont ainsi réunis pour une « complotite » atlante ou mieux, extraterrestre, dans la plus pure lignée des livres délirants de Van Däniken, Vallée ou Charroux. Et sur ce point Osmanagic n’est pas un débutant : dans son livre The World of Maya[1] il avance que « les Mayas devraient être considérés comme les horlogers du cosmos dont la mission est d’ajuster la fréquence terrestre et de l’accorder avec les vibrations de notre soleil… Leurs ancêtres, les civilisations de l’Atlantide et de Lemuria, ont érigé les premiers temples sur les points d’énergie de la planète. Leur fonction plus importante était de servir de passage à d’autres mondes et dimensions ». Nous étions prévenus.

Or, à regarder de plus près, Osmanagic n’est pas archéologue. Ni géologue, ni spécialiste des pyramides. Il est entrepreneur, basé à Houston. Son truc : l’archéo-fiction. Sa méthode : tirer sur le fil du mystère. Tout d’abord, présumer les pyramides, à partir d’une présomption de refroidissement des collines plus rapide qu’aux alentours qu’il corrèle de façon très bucolique au caractère creux de ces massifs. L’annoncer partout, sans aucun bémol. Dire que ce sont les seules en Europe (ce qui est faux: voir la pyramide de Couhard à Autun, celle de Caïus Cestius à Rome, celle de Falicon…). Faire une analogie avec d’autres pyramides. Ensuite un bon titre, « la pyramide du Soleil ». Ajoutons à cela une rhétorique se cantonnant à parler de la pyramide au présent, véritable pensée magique consistant à croire que répéter plusieurs fois une chose douteuse la rend vraie. Reste à mettre dans sa poche le directeur du Musée, M. Hodovic, qui ne rêvait que de voir sa montagne visitée, utiliser la venue de géologues à bon escient et hop ! voilà le marécage journalistique créant un incroyable miasme médiatique, aussi nauséabond que gazeux.

Car pour l’instant, aucune preuve n’est disponible : les tunnels sont seulement présumés, les blocs seraient naturels et les pyramides peu probables. Les premiers rapports présentent les fouilles d’Indiana Semir comme des scandales archéologiques, et une pétition contre ses agissements a même été lancée. Mais que la pyramide existe ou non, au fond, qu’importe. L’inquiétant est que sur un pseudo-fait (l’existence supposée mais non prouvée d’un monument), les journaux sont capables de traire le scoop, quitte à rejeter d’un revers de main les appels à prudence des spécialistes, mais tout en plaçant le nombre nécessaire de conditionnels pour se couvrir en cas de bourrasque. Le beurre et l’argent du beurre, pour un prix semble-t-il raisonnable aux médias, mais coûteux pour le lecteur lambda : une information non fiable, une approche non critique, une tribune pour un délire et une sape des systèmes de validation des théories. Ce n’est pas tout. Le scoop s’en est allé flatter les portefeuilles – argent public et dons affluent, un marché de la pyramide s’est déjà créée, depuis l’Hôtel Pyramida Sunca jusqu’aux pralines du même nom – mais aussi, malheureusement, la croupe brune du nationalisme. On voit désormais fleurir les T-shirts « Proud to be bosnian » et certains Bosniaques émettre des arguments de droit du sol, de peuple ancestral et de patriotisme nostalgique, quand ils ne tombent pas dans la théorie atlante chère à Osmanagic. De pyramides bosniennes (de Bosnie), on en vient à parler de pyramides bosniaques (du peuple bosniaque). Après les lames de rasoir, il s’avère que les pyramides aiguisent très bien le chauvinisme.

Dans le livre La fabrication de l’information, Aubenas et Benasayag expliquaient comment, pour parler d’un « petit pays inintéressant » comme le Costa Rica, il faut que le journaliste transforme le pays « en quelque chose qui puisse s’emboîter dans un des modèles du monde de la presse. Il peut ainsi être transformé en « fait » : une récolte record a eu lieu au Costa Rica. Ou alors en menace : « es cartels de la drogue arrivent au Costa Rica ». Un débat reste également un bon moyen : « faut-il supprimer le Costa Rica ? »(…) la seule façon d’aborder l’Algérie resterait les massacres, comme penser le Honduras aujourd’hui ce serait penser le cyclone. »[2]

La vulgarisation scientifique ne déroge pas au phénomène. C’est finalement peu surprenant : nous oublions vite que la vulgarisation est une entreprise majoritairement commerciale, formatée pour des journaux privés dont l’objectif est la transformation de la connaissance en un produit vendable et compétitif. Le petit bout de connaissance considéré est trituré, aussi bien par la subjectivité de la personne chargée de le mettre en forme que par la demande présumée du lecteur-acheteur potentiel. Éternel cercle vicieux, où à force de vendre un certain type de production, les gens en viennent à le réclamer. Ah, Monsieur veut-il un peu de fantasmagorique ? je dois avoir ça en stock. Le scénario se transforme en théorie, et en guise de lanterne, les médias éclairent le public non spécialiste avec une bien triste vessie. Le Sciences Avenir, une fois acheté, traînera sur le petit meuble en rotin dans le salon, comme le signe un peu ridicule d’un accessit culturel bien médiocre.

Alors méfiance : aussi soyeuses qu’elles soient, les barbes des Reeves, Coppens et autres vulgarisateurs peuvent cacher des chardons, et le chapeau de cow boy d’Osmanagic est bien vermoulu.

Richard Monvoisin et Marie Hoffmann

 

Notes :

[1] Osmanagich Sam, « The World of Maya », Gorgias Press, 2005
[2] Florence Aubenas, Miguel Benasayag, « La fabrication de l’information : les journalistes et l’idéologie de la communication », La Découverte, 1999, p. 40-52.

Prendre un scénario pour une théorie : distorsion sur les pyramides bosniennes