Écrit par Richard Monvoisin

Cet article est paru dans notre newsletter n°32 en février 2007.

Ils sont appelés les « dissidents » du SIDA. Ils forment une vaste frange hétéroclite passant du guérisseur de campagne éthiopien à certains groupuscules barebaker [1], de certains chefs d’état à des humoristes français. Leur point commun : ils mettent en doute, à divers degrés, l’existence du syndrome SIDA, de son virus, le VIH, ou de la corrélation entre les deux. À ce que nous en comprenons, les promoteurs de la thèse « Le sida n’est pas ce que l’on croit » oscillent entre deux extrêmes : la thèse « molle » de certains thérapeutes « alternatifs », et la thèse plus dure, voire ultra, provenant de groupes politiques.

La version molle consiste à dire que le SIDA n’est qu’une petite maladie qu’on a beaucoup montée en épingle. Elle n’est qu’un « rhume » qu’on peut guérir « en trois jours à base d’herbes et grâce à (m)es pouvoirs mystiques » comme l’avait déclaré Yahya Jammeh, président gambien (Voir l’enquête de Nicolas Vivant) ; ou à grands coups d’eau bénite, dixit le père Bahetawi Gebremedhin Demise, de la Maryam Church, à Addis-Abeba (voir l’enquête de Richard Monvoisin) ; voire en se convertissant à l’Islam, tout simplement, ou en se soignant avec de l’hypochlorite de sodium, comme le propose le guinéen conakryka Tahirou Barry (lire la newsletter n°26)

La version dure, elle, est un corollaire presque direct aux discours des milieux conservateurs américains et européens. Aux vieilles chouettes qui hululent à qui mieux mieux que le SIDA est le doigt vengeur de Dieu, le « cancer gay » qui vient punir les populations décadentes et les suppôts de Sodome et Gomorrhe – homosexuels, donc, mais aussi drogués et accessoirement les Noirs -, certains milieux de gauche et d’extrême-gauche y virent une manœuvre de stigmatisation tellement odieuse qu’ils en vinrent à penser que la corrélation Homos/drogués – SIDA avait été fabriquée de toute pièce.

Dès 1984, d’aucuns classent le SIDA dans la catégorie des constructions sociopolitiques comme l’explique la mathématicienne texane Rebecca Culshaw dans Pourquoi j’arrête de croire au VIH ou, selon le sud-africain Casper Schmidt, des « hystéries épidémiques », reproduction inconsciente de conflits sociaux (sic !)[2]. Puis viennent un certain nombre de gens niant que le VIH soit le responsable du SIDA : depuis le fameux docteur Willner (voir Le Dr Willner s’est-il inoculé du sang contaminé ?) jusqu’au biochimiste Peter Duesberg, auteur de Comment on a inventé le virus du SIDA (1996), on parle de AIDS dissident Movement, ou Mouvement dissidents du SIDA. D’autres disent que le VIH ne se transmet pas sexuellement, et que le VIH, de toute façon, n’a jamais pu être isolé – comme la prétendue docteur Eli Papadopulos-Eleopulos, meneuse du fameux Groupe de Perth[3]. Prétendue docteur car, après contre-enquête de John P. Moore, il semble que Eli Papadopulos-Eleopulos n’ait pas de doctorat de médecine mais une simple licence en physique nucléaire de la faculté de Bucarest, Roumanie. En 1995, un groupe appelé Continuum place un encart publicitaire offrant 1000 livres de récompense à qui découvrira un article scientifique établissant qu’on a pu réellement isoler le virus VIH. À cette cohorte se joint le célèbre et controversé prix Nobel de chimie Kary Mullis[4].
On entend également quelques-uns défendre l’idée que ce sont les médicaments antirétroviraux eux-mêmes qui seraient à l’origine du syndrome d’immunodéficience. Chose étrange, une part des revenus de certains d’entre eux comme le Dr Rasnick ou Mathias Rath proviennent de la commercialisation de traitements « alternatifs », aux vitamines, aux herbes ou divers suppléments.

Pourquoi est-il difficile de donner du crédit à ces théories ? D’abord parce que la grande majorité des négateurs n’est pas experte du domaine, et que les rares experts, étrangement, ne publient pas. Le contre-argument avancé est que le milieu spécialiste serait trop à la botte des intérêts industriels, ce qui tient difficilement sur une aussi grande population de chercheurs et sur un sujet aussi massif. Des articles conséquents ont été écrits pour expliquer le succès de tels discours (notamment La négation du VIH à l’ère d’Internet). Une des raisons du succès de certaines de ces thèses est bien sûr leur réception quasi-providentielle par les malades infectés ou par ceux, comme les barebakers, dont les pratiques seraient lourdement remises en cause. Une autre raison est la théorie du complot, qui gangrène des revendications émancipatrices parfois justifiées. Ainsi, en est-il de certains discours antiracistes tombant dans une paranoïa difficile à juguler. À côté des HADers (HIV/AIDS Deniers, ou Négateurs VIH/SIDA), coexiste une forme révisionniste qui ne manque par d’interpeller : d’accord, le SIDA existe, mais, il serait le fruit d’un complot des pays occidentaux contre les pays pauvres, et serait mû par une volonté d’éradication lente d’une certaine population, en l’occurrence la population noire. Une pure invention de destruction, un « génocide pharmacologique ». Cette notion fut grandement popularisée dans les années 2000 par le président Sud-Africain Thabo Mbeki et son ministre de la santé Manto Tshabalala-Msimang. Si Mbeki s’est ensuite rétracté, l’idée a fait son chemin. Elle serait partie d’une enquête de Tristan Mendès-France montrant l’existence du « project Coast », programme militaire bactériologique et chimique secret conduit par le sinistre Docteur Wouter Basson, alias Docteur La mort, en Afrique du Sud contre les opposants à l’Apartheid[5]. Mais bien que Mendès-France précise qu’ « imaginer que Basson et ses sbires soient à l’origine de la pandémie africaine semble peu probable », l’extrapolation fantasmatique joue à plein. En octobre 2004, le prix Nobel de la paix Wangari Maathai reprend l’idée et déclare qu’« en fait, le virus VIH a été crée par un scientifique pour la guerre biologique ». La thèse se fraye ensuite une route jusqu’à la télévision française en décembre 2004, dans le dialogue entre Thierry Ardisson et Dieudonné de l’émission Tout le monde en parle :

Thierry Ardisson : Vous dites que Israël et l’Afrique du Sud ont préparé un programme d’épuration ethnique ensemble…
Dieudonné : Je ne dis pas ensemble. (…) Écoutez, il y a une femme, Wangari Maathai, prix Nobel de la paix, qui déclare que le SIDA est une invention pour anéantir la population noire d’Afrique… lorsque le prix Nobel s’interroge, c’est important, c’est pour ça qu’il faut que l’ONU créé une commission d’enquête indépendante, neutre, pour déterminer d’où vient la maladie.
TA : Mais vous en êtes à penser qu’il y eu un projet pour détruire les Noirs d’Afrique ?
DD : C’est pas moi, c’est elle. Au début, je ne voulais pas y croire c’est trop horrible. Mais vous me parliez du nazisme, la folie humaine peut aller très très loin. C’est pour ça qu’il faut qu’une commission etc.
TA : Mais qui avait intérêt à détruire les Noirs d’Afrique ?
DD : C’est cette commission qui nous le dira. Maintenant c’est peut-être que c’est une paranoïa ultime de Wangari Maathai, mais le fait qu’une femme aussi extraordinaire dise ça etc.
TA : (…) vous soutenez Al-Manar que le gouvernement doit interdire.
DD : Mais c’est un scandale !
TA : Mais enfin, elle a diffusé un feuilleton basé sur le « Protocole des sages de Sion » qui est un faux antisémite tout de même.
DD : Ça c’est juste mais…
TA : ...et puis elle accuse Israël de diffuser le SIDA en Afrique.
DD : On revient sur le sujet. Cette chaîne ne fait que pousser le débat, c’est tout. Mais seulement, comment se fait-il que cette maladie soit apparue … comme ça ?

Que conclure ? Qu’avant de balancer ce type de salve, une prudence extrême est requise. L’idée d’une conspiration du SIDA rejoint ainsi les thèses de Meyssan, du 9/11 et des images fausses des pas sur la Lune. Tout comme le droit au rêve, le droit à la révolte a pour pendant le droit de vigilance.

 

Richard Monvoisin

 

Notes :
[1] Le barebacking, littéralement « chevauchée à cru », désigne la pratique de rapports sexuels non protégés, et par extension un courant polymorphe prônant le culte et la revendication de cette forme de pratique sexuelle, ainsi que le culte du sperme.
[2] Casper Schmidt, The group-Fantasy origins of AIDS, Journal of Psychohistory, summer 1984, ; lire aussi The psychohistorical origins of AIDS, interview de C. Schmidt.
[3] Eli Papadopulos-Eleopulos, Is a western blot proof of HIV infection?, Bio/Technology, June 1993.
[4] Mullis, négateur du réchauffement climatique et féru de parapsychologie, est aussi connu pour avoir conversé avec un raton laveur luminescent lors d’un séjour dans la forêt en Californie. Il le narre dans Dancing naked in the mind field.
[5] T. Mendès-France, Dr la Mort, enquête sur un bio-terrorisme d’état en Afrique du Sud, Favre, 2002.

Petite introduction au négationnisme du SIDA