Écrit par Richard Monvoisin, 17 Avril 2009.

Suite à l’article « zététique, petite définition », il a semblé nécessaire d’aller plus loin dans l’histoire de ce terme étrange de zététique. L’article suivant, qui retrace un bref historique du mot, est une compilation remaniée du chapitre 1.1 de la thèse Pour une didactique de l’esprit critique.

 

De l’histoire ancienne

Dérivant du verbe grec zêtein (chercher), la zététique « primitive » a commencé par désigner, chez Pyrrhon et Timon au troisième siècle avant l’ère chrétienne, le refus de toute affirmation dogmatique. Comme de nombreux travaux traitent de la zététique au sens grec ancien, je ne me hasarderai pas à résumer ici la pensée pyrrhonienne, et préfère en venir au sens contemporain du mot, car zététique ressurgit régulièrement dans l’histoire des idées. On le prête entre autres à Montaigne [1] dont la démarche est typiquement sceptique :

« Pyrrho et autres Skeptiques ou Epechistes […] disent qu’ils sont encore en cherche de la verité. Ceux-ci jugent que ceux qui pensent l’avoir trouvée, se trompent infiniement ; et qu’il y a encore de la vanité trop hardie en ce second degré qui asseure que les forces humaines ne sont pas capables d’y atteindre. Car cela, d’establir la mesure de nostre puissance, de connoistre et juger la difficulté des choses, c’est une grande et extreme science, de laquelle ils doubtent que l’homme soit capable ». (Montaigne 1988, II, 12, A, p. 502)

Toutefois, je n’ai pu retrouver trace du terme zététique lui-même dans les Essais, bien que de nombreux exégètes utilisent la notion de « zététique inventive » pour désigner la démarche du penseur bordelais. La filiation est pourtant nette avec la suspension de jugement des pyrrhoniens :

« Si noz facultez intellectuelles et sensibles sont sans fondement et sans pied, si elles ne font que floter et vanter, pour neant laissons nous emporter nostre jugement à aucune partie de leur operation, quelque apparence qu’elle nous semble presenter. (…) L’ignorance qui se sçait, qui se juge, et qui se condamne, ce n’est pas une entiere ignorance : Pour l’estre, il faut qu’elle s’ignore soy-mesme. De façon que la profession des Pyrrhoniens est, de bransler, doubter, et enquerir, ne s’asseurer de rien, de rien ne se respondre » (ibid., p. 562).

Zététique apparaît également chez F. Viète, qui utilisa le terme dans sa logistique spécieuse (de specios, symbole) pour désigner une phase de ses « mathématiques poristiques » consistant à poser les symboles sur les grandeurs et les poser en équations algébriques (Viète 1591 ; Vaulézard 1986). D’une manière qui présume déjà des réprobations encore actuelles (sur le « désenchentement » du monde), le père Mersenne exprime, à sa manière, une certaine forme de mécontentement :

« C’est en luy [Dieu] seul, que se trouve, et se termine la vraye joüyssance, toutes les autres n’estans rien en comparaison. … Et neantmoins il yen a qui prennent un si grand contentement à l’honneur, et loüange qu’ils reçoivent, à leur ambition, lors qu’ils ont atteint à une speculation de Philosophie, ou de Mathematique, lors qu’ils ont trouvé quelque nouvelle proposition, ou quelque argument subtil, qu’ils sont tous transportez d’aise, et contens comme s’ils estoient bien-heureux. Quelle folie dans la teste de ces personnes, de voir un Algebriste prendre un si grand contentement à la zetetique, aux aequations, et à tout ce qui s’en ensuit … ». (Mersenne 1623 ; 2002).

Corneille (Thomas, le frère du dramaturge Pierre) cite encore zététique dans le Dictionnaire des Arts et des Sciences de 1694 en ces termes :

ZETETIQUE, adj. Terme de Mathematiques. On appelle Methode zetetique, la Methode dont on se sert pour resoudre un probleme mathematique. Zetetique est un mot Grec, zêtetikos, Qui cherche les raisons des choses, du verbe zêtein, Chercher.

Figure 1 : Corneille T., Dictionnaire des Arts et des sciences, 1694, II, p. 615.

 

Après un petit saut de deux siècles, on le retrouve dans le dictionnaire Littré de 1872 en ces termes :

« Terme didactique. Qui concerne les recherches. La méthode zététique, ou, substantivement, la zététique, méthode dont on se sert pour résoudre un problème de mathématique ; et, en général, celle dont on se sert pour pénétrer la raison des choses. Philosophes zététiques, anciens philosophes qui doutaient de tout. »

puis dans le dictionnaire Larousse de 1876 :

« Le nom de zététiques, qui signifie chercheurs, indique une nuance assez originale du scepticisme : c’est le scepticisme provisoire, c’est presque l’idée de Descartes considérant le doute comme un moyen, non comme une fin, comme un procédé préliminaire, non comme un résultat définitif. Si tous les sceptiques avaient été réellement zététiques et seulement zététiques, ils auraient dit avec Pyrrhon : « nous arrivons non au doute, mais à la suspension du jugement » (…) sceptiques signifie littéralement examinateurs, gens qui pèsent, réfléchissent, étudient attentivement ; mais il a pris à la longue un sens plus négatif que dubitatif, et a signifié ceux qui sous prétexte d’examiner toujours ne décident jamais. (…) le mot zététiques n’est pas fait pour trancher le débat entre les deux acceptions de tous ces termes (…) Le nom de zététiques est resté, d’ailleurs, dans l’enceinte de l’école qui l’a créé ; et, malgré sa très large extension, qui eût permis d’en faire le terme général désignant tous les chercheurs de la vérité dans tous les domaines, il est exclusivement appliqué aux sceptiques, et on peut même dire aux sceptiques grecs ou pyrrhoniens. » (Larousse, 1876, p. 1479).

Figure 2 : définition de Zététique dans le Larousse, 1876, tome 2.

 

Au vingtième siècle, zététique fut utilisé dans un sens pseudoscientifique par les défenseurs de la Théorie de la Terre Plate, emmenés par Samuel B. Rowbotham [2]. Naquit l’Universal Zetetic Society, qui publia la revue The Earth Not a Globe Review. L’UZS sera par la suite renommée International Flat Earth Society en 1956.

De retour vers des thèses moins discutables, en 1959, Tykociner, de l’Université d’Illinois, qualifie de zetetic une manière d’organiser les connaissances et de désigner les processus créatifs de connaissance, en proposant une méthode de classification libraire assez complexe (De Grolier 1970 ; Tykociner 1959 ; 1964) [3].

 

La zététique moderne

Vers la fin des années 1970, un courant universitaire sceptique émergea, aux États-Unis, au Canada, en France. Des enseignants-chercheurs (Gardner, Truzzi, Sagan, Alcock, Broch…) étayèrent l’idée que l’esprit critique est bel et bien une aptitude qui s’acquiert au moyen d’un apprentissage spécifique. Analysant pédagogiquement des pseudo-phénomènes, ils montrèrent qu’une reproduction physico-chimique de ceux-ci était généralement possible, rendant de facto l’hypothèse physique cognitivement moins coûteuse qu’une hypothèse de type surnaturel. Une telle méthode permettait, à défaut, de cibler les vrais phénomènes étranges parmi la cohorte d’artéfacts et d’anomalies, mais surtout d’offrir une pédagogie séduisante : car dans le paysage rationaliste, la critique des pseudosciences était restée très élitiste et âpre à l’apprentissage. De fait, elle devient d’approche plus accessible.

L’idée de réutiliser le terme zététique vint de Marcello Truzzi, sociologue de la East Michigan University, qui fonda pour le Committee for the Scientific Investigation of Claims of the Paranormal, ou CSICOP [4] la revue The Zetetic, qu’il quitta en raison de ce qu’il appela un pseudo-scepticisme latent [5]. Il fonda alors la revue Zetetic scholar, au comité de rédaction plus « ouvert », et peut être plus permissif que The Zetetic (figure 3) devenu depuis le Skeptical Inquirer. Zetetic scholar sortira épisodiquement jusqu’en 1987 [6] .

Figure 3 : The Zetetic n°1, mai 1976.

 

En France, la démarche a été formalisée par le profeseur Henri Broch, physicien de l’Université de Nice-Sofia Antipolis avec pour leitmotiv l’application à toutes les formes d’illusions pseudoscientifiques d’une « hygiène préventive du jugement » — formule emprunté à cette injonction de Jean Rostand :

« S’il est quelque espoir de venir, un jour, à bout de l’illusion métapsychique, et, plus généralement, des illusions qui nourrissent les fausses sciences, c’est moins par l’opposition directe que par le moyen d’une éducation convenable, d’une hygiène préventive du jugement. Enseigner aux jeunes l’esprit critique, les prémunir contre les mensonges de la parole et de l’imprimé, créer en eux un terrain spirituel où la crédulité ne puisse prendre racine, leur enseigner ce que c’est que coïncidence, probabilité, raisonnement de justification, logique affective, résistance inconsciente au vrai, leur faire comprendre ce que c’est qu’un fait et ce que c’est qu’une preuve, — et surtout les mettre en garde contre le témoignage humain, en leur faisant apprendre par cœur l’histoire de la « dent d’or » et en les faisant réfléchir sur celle des rayons N… » (Rostand 1958).

 

Double sens

Si la zététique est d’abord pour Broch la méthode d’investigation scientifique des phénomènes réputés paranormaux, elle se transforme assez rapidement en une didactique de l’esprit critique, un panel d’outils pédagogiques simples et faciles à retenir, pensés comme une « prophylaxie des pseudosciences ».

Ainsi le terme moderne zététique revêt-il désormais deux aspects :

l’un fonctionnel : elle est la démarche scientifique d’investigation des phénomènes extraordinaires, des prétentions étranges et des théories discutables, basant leurs affirmation sur le plan des faits et de la science, analysées selon un scepticisme méthodologique ouvert et une philosophie rationaliste matérialiste.

l’autre aspect est plus didactique : elle est la panoplie de tous les moyens intellectuels mis en œuvre pour amener « l’apprenant » (c’est comme ça qu’on dit en didactique) à distinguer entre les croyances relevant de la foi (non analysables sur le plan scientifique, comme la question d’un dieu ou d’un sens de l’existence) et les affirmations de type scientifique qui lui sont présentées selon des trames argumentatives présentées comme valides.

En clair, faire une sorte d’éducation populaire à l’esprit critique. C’est en ce dernier sens que Broch parle d’« art du doute », avec art pris au sens d’outillage (et orthographié parfois « ars »). Derrière cette formule, jolie mais parfois mal comprise, il ne s’agit pas de vanter un quelconque subjectivisme artistique de la démarche zététique, mais bien une habileté, une connaissance technique, en clair, un « savoir-faire » didactique permettant la réflexion et l’enquête critiques.

Broch :

« On peut se rendre compte […] qu’un besoin existe : un besoin de « moyens » pratiques d’enquête critique. C’est ici que peut se situer un réel intérêt des pseudo-sciences. En effet, par un juste retour des choses, les phénomènes « paranormaux » offrent un support motivant qui peut permettre de focaliser l’attention et, par les cas quelquefois outrés qu’ils présentent, de bien faire comprendre certains points de la méthodologie scientifique. » (Broch 1989, p. 179)

Effectivement, le fantasme étant un grand moteur d’intérêt, et l’intérêt gage de motivation à l’apprentissage, il est plus facile de motiver des étudiants sur une démarche scientifique portant sur les auto-combustions humaines [7] que sur les réactions chimiques en milieu aqueux.

À ce titre, la démarche « Z » englobe une large gamme d’aspects socio-psychologiques du fait que, très engageantes affectivement, les adhésions aux thèses de type paranormal ou étrange ne se « manipulent » ni ne se déconstruisent sans dommage. La zététique didactique recouvre donc exactement ce qu’on entend par critical thinking ou pensée critique, et corrobore parfaitement l’encouragement de N. Chomsky à « l’autodéfense intellectuelle » [8].

 

Pour aller plus loin

Il nous arrive, à mes collègues et moi, de dire que le terme zététique, au sens moderne, désigne la méthode, la démarche critique proprement dite, là où le scepticisme offre la posture épistémologique, et le matérialisme le cadre ontologique [9]. Ainsi, si nous posons la science comme un processus d’élaboration de connaissances efficientes sur le monde, selon un mode testable, réfutable, à l’aide d’une épistémologie logique et rationnelle et dans le cadre d’un monisme méthodologique matérialiste (excluant toute intervention dualiste d’entités immatérielles), alors la démarche scientifique en son ensemble est zététique [10]. Plus précisément, la zététique n’est rien d’autre que la méthode scientifique, mais appliquée à des champs de connaissance soulevant une telle charge affective qu’elle nécessite d’intégrer les impasses intellectuelles et les biais cognitifs relevant de la croyance, de l’adhésion ou de l’engagement. Devant ce qui est considéré comme « extraordinaire » — au sens de hors de l’ordinaire, ou du normal — la demande sociale est si forte que chaque étape d’investigation est potentiellement vectrice de fantasmes. C’est cette approche scientifique, parfaitement interdisciplinaire, qui fait le corps de la méthode zététique moderne.

 

Richard Monvoisin

 

Notes

[1] Par exemple Foglia, La formation du jugement chez Montaigne, De l’importance de la conduite du jugement (2005) ou Tournon, Suspense philosophique et ironie: la zététique de l’essai (2000).

[2] Le premier texte de cette communauté fut Zetetic Astronomy: A Description of Several Experiments which Prove that the Surface of the Sea Is a Perfect Plane and that the Earth Is Not a Globe !, pamphlet de 16 pages signé Parallax, qui n’était autre que Rowbotham. Voir aussi Rowbotham, S. B., Zetetic Astronomy: Earth Not a Globe Note, 1881. Un des rares articles zététiques portant sur cette « astronomie zététique » est celui de Schadewald R.J., Scientific Creationism, Geocentricity, and the Flat Earth (1981).

[3] Quelques explications sont disponibles dans Davis & Davis, Current Relevance of Zetetics to Library Research and Library Instruction (1996).

[4] Le CSICOP est devenu en 2006 le CSI – Committee for Skeptical Inquiry.

[5] Sur le pseudo-scepticisme au sens de Truzzi, lire Truzzi, On Pseudo-Skepticism, Zetetic Scholar, 1987, 12/13, pp. 3-4, traduit ici rr0.org

[6] La bibliographie de Zetetic Scholar est disponible en ligne : tricksterbook.com

[7] Appelées improprement Combustions humaines spontanées (CHS) bien qu’elles n’aient rien de spontané au sens thermodynamique du terme. Merci à C. Routaboul (communication personnelle).

[8] Voir le documentaire d’Achbar et Wintonick, Chomsky, les médias ou les illusions nécessaires, 1993. Autodéfense intellectuelle a été repris récemment avec succès par N. Baillargeon dans Petit cours d’autodéfense intellectuelle, Lux éditeur, 2005.

[9] Pour aller plus loin, lire par exemple M. Bunge, Le matérialisme scientifique, Collection Matériologiques, Syllepse, 2005, et Dubessy J., Lecointre G., Silberstein M., Les Matérialismes (et leurs détracteurs), Syllepse, 2004.

[10] Pour approfondir un peu, se reporter aux chapitres 1.1.2 et 1.1.3 de Monvoisin, 2007.

 

Bibliographie

Achbar S., Wintonick P., Chomsky, les médias ou les illusions nécessaires, (Manufacturing Consent: Noam Chomsky and the media), 1993.
Baillargeon N., Petit cours d’autodéfense intellectuelle, Lux éditeur, 2005.
Broch H., Le paranormal, Collection Points Sciences, Seuil, 1985, éd. 1989 (notamment p. 179).
Bunge M., Le matérialisme scientifique, Collection Matériologiques, Syllepse, 2005.
Corneille T., Dictionnaire des arts et des sciences, Paris, J.B. Coignard, 1694. Tome II. Disponible sur gallica.bnf.fr
Davis & Davis, Current Relevance of Zetetics to Library Research and Library Instruction, 1996.
De Grolier E., « Quelques travaux récents en matière de classification encyclopédique », Bulletin des Bibliothèques de France, 1970, 15 (3).
Dubessy J., Lecointre G., Silberstein M., Les Matérialismes (et leurs détracteurs), Syllepse, 2004.
Foglia M., La formation du jugement chez Montaigne, De l’importance de la conduite du jugement, Encyclopédie en cours d’élaboration.
Larousse P., Grand Dictionnaire Universel du XIXeme siècle, 1876. Gallica.
Littré E., Dictionnaire de la langue française, Paris, Librairie Hachette, 1872. francois.gannaz.free.fr.
Mersenne M., L’usage de la Raison et de la Foi (1623), Fayard, 2002.
Montaigne M. de, Essais, (1580) éditions Pierre Villey, Quadrige, Presses Universitaires de Paris, 1988 (notamment II, 12, A, p. 502).
Monvoisin R., Pour une didactique de l’esprit critique, 2007.
Rostand J., Science fausse et fausses sciences, Gallimard, 1958.
Rowbotham, S. B., (aka Parallax) Zetetic Astronomy: A Description of Several Experiments which Prove that the Surface of the Sea Is a Perfect Plane and that the Earth Is Not a Globe !
Rowbotham, S. B., Zetetic Astronomy: Earth Not a Globe Note, 1881.
Schadewald R.J., Scientific Creationism, Geocentricity, and the Flat Earth, 1981.
Tournon A., (2000) Suspense philosophique et ironie: la zététique de l’essai, Montaigne studies, XII.
Truzzi, On Pseudo-Skepticism, Zetetic Scholar, 1987, 12/13, pp. 3-4, traduit ici rr0.org
Tykociner J. T., Research as a Science: Zetetics, Urbana, IL, Electrical Engineering Research Laboratory of the University of Illinois, 1959.
Tykociner J.T., Zetetics and Areas of Knowledge in Elam S. (Ed.), (1964) Education and the Structure of Knowledge, Chicago: Rand McNally and Co, 1964.
Vaulézard J.-L., (1986) Les Cinq livres des Zététiques, trad. de Viète F., Zeteticorum libri quinque, Corpus des Œuvres de philos. en lang. fr, éditions Fayard, 1591.
Zetetic Scholar, bibliographie disponible en ligne sur tricksterbook.com

Brève histoire du terme étrange de zététique

4 avis sur « Brève histoire du terme étrange de zététique »

Commentaires fermés.