Écrit par Fabrice Neyret
Cet article est paru dans notre newsletter n°71 en septembre 2011.
En mai dernier, nous avons été alertés par une annonce de conférence-débat « la santé sans médicament : alternatives en élevage » (mais il y sera dit que cela s’applique aussi bien à l’homme) au Lycée Horticole de St Ismier (38), par le docteur Philippe Labre, vétérinaire naturopathe préconisant plantes médicinales, huiles essentielles et homéopathie, produisant livres et formations via des Chambres d’Agriculture et Centres de formation agricole[1]. Le conférencier est cependant sous le coup d’une condamnation par le Conseil de l’Ordre des Vétérinaires à deux ans d’interdiction d’exercice de la médecine vétérinaire, condamnation qui est elle-même citée et condamnée dans un large encadré sur l’invitation.
Un avant-goût argumentaire
Dans cet encadré comme dans la conférence, le bi-standard s’allie à l’absence de doute : puisque l’intention est dévouée, portée par des individus, et se veut plus respectueuse des animaux, des consommateurs et de l’environnement, il serait inutile, voire illégitime de s’interroger sur l’efficacité, la toxicité, les éventuelles souffrances, des méthodes alternatives (et moins encore de les comparer à la pharmacopée « chimique » des « industriels », malsaine par nature). « Ça marche » parce que « ça se voit » (quand ça ne marche pas, c’est qu’on s’est trompé, comme nous le verrons plus loin), et que ça utilise des approches « de bon sens », traditionnelles et « saines par nature ».
Outre l’inanité des arguments essentialistes (« bon » ou « mauvais » par « nature ») et des concepts pseudoscientifiques (« chimique » vs « naturel »), nos lecteurs assidus initiés à la démarche critique savent que rien n’est plus facile, même pour un spécialiste, de se leurrer sur ce qui « marche », si l’on ne s’entoure pas des précautions expérimentales classiques d’élimination des biais subjectifs humains. Et que ces précautions sont encore plus importantes quand on a de fortes préférences quant aux résultats.
Plusieurs fois l’idée de validation rigoureuse sera rapidement éludée d’un revers de main parce que « hors de portée de petites unités artisanales » (alors que c’est souvent faisable d’en faire au moins a minima, notre modeste association parvenant bien à monter quelques expériences… mais ce qui suppose de le vouloir, ce qui n’advient pas en présence de certitudes). Et surtout à quoi bon, puisque « ça se voit » ?
Venons-en à l’analyse de la conférence :
De prime abord, impressions positives
Le personnage respire l’honnêteté, la modestie, la compétence, la gentillesse, l’amour des bêtes, la pondération, l’expertise technique, la bonne humeur polie, dans son attitude, ses phrases, ses postures.
L’essentiel du propos sent le gros bon sens mêlé à la connaissance experte de terrain face à une médico-technicisation outrancière de l’élevage : on donne piqures et antibiotiques pour un rien aux bêtes, avec parfois de vrais risques pour le consommateur et l’environnement – voire des impacts économiques pour l’éleveur quant au coût des traitements et à la non-utilisabilité de l’animal traité – , alors que la situation la plus fréquente est qu’on leur crée des déséquilibres physiologiques en faisant « produire » l’animal à flux tendu, dans des conditions pas toujours naturelles (notamment en matière d’alimentation), déséquilibre qu’il suffit le plus souvent de réguler.
L’ordre vétérinaire ne l’aime pas, et l’a « coincé » essentiellement sur une histoire de courriers publicitaires pour ses méthodes adressés aux éleveurs, ce qui est interdit.
Un homme si gentil et de bonne foi, à qui le « système » veut du mal, ne saurait avoir vraiment tort, non ? (Hélas, nombre de précédents nous montrent que la bonne foi n’est en rien un gage de justesse, ni même de non-dangerosité). Et ce qu’il raconte est (apparemment) tellement clair et raisonnable (en tout cas loin des salmigondis pseudoscientifiques qu’on rencontre si souvent)…
En creusant au fond, les aspects plus négatifs apparaissent
Oui mais voila, tout gentiment, tout en disant que dans les cas graves (42 de fièvre, diabète) les médicaments servent, le personnage nous dit calmement que l’allopathie (« les médicaments chimiques ») ne traitent que les symptômes, et dresse longuement un tableau de bilan d’efficacité, avec en colonnes allopathie (ou « médecine chimique »), plantes médicinales, huiles essentielles, homéopathie, et indiquant en lignes, l’efficacité de chacune pour les affections aiguës, chroniques, le « terrain », le préventif, la « régulation des fonctions biologiques », les effets secondaires (positifs ou négatifs), la toxicité, la technicité. Tableau d’où il ressort que les médicaments n’ont d’intérêt (disputé, de surcroit) que pour les affections aiguës : la médecine « officielle » n’est que palliative, quand les alternatives traitent le « fond » pour s’auto-guérir. Il refusera de se prononcer sur le statut à adopter pour la vaccination. Plus grave, il nous précise que sa méthode est valable pour tous les animaux, homme compris.
Bien sûr, on ne saura pas comment sont validées les affirmations de chaque case, et on verra à la section suivante que les pratiquants comme lui-même peuvent les contre-dire… sans forcément s’en rendre compte.
En aparté il nous explique aussi que l’Ordre a été créé sous Vichy, et n’a pas évolué depuis, ne correspondant plus aux besoins actuels (et je vous passe ce qu’il pense des « vieillards de l’Académie de médecine qui parlent sans connaître »).
On pourra se faire une idée de l’argumentation de contre-attaque (jamais basée sur la preuve de résultats mais uniquement sur l’ad-hominem et le procès d’intention) en consultant le texte des pétitions de soutien[2].
Sa « médecine » est essentiellement physiologique : les fonctions biologiques primaires sont la « détoxination » (foie et rein), le « tonus vital », l’immunité (vue essentiellement comme l’équilibre avec l’environnement), et il suffit de les titiller pour récupérer du poil de la bête, y compris contre microbes et bactéries (le corps sait déjà lutter, sauf si on l’a déséquilibré). Si les fonctions primaires sont déséquilibrées, on peut agir aussi plus finement sur les fonctions biologiques secondaires : appétit, digestion, circulation, drainage, cicatrisation, locomotion…. Bref, on habille un schématisme moyenâgeux mâtiné de bon sens des familles avec un physiologisme expert et didactique… qui passe juste à la trappe toute la médecine et la pharmacopée, sous prétexte qu’en élevage les « soins » actuels consistent souvent en un technobricolage pour réparer et maintenir la bête productive. La justification par la tradition, elle, revient à faire totalement l’impasse sur la mortalité, la souffrance, l’espérance de vie de ces époques.
Ce qui a l’air de traiter la bobologie quotidienne (et qui là, pourrait être raisonnable, en particulier dans la situation d’élevage « à rendement ») constitue en fait le corpus même de la méthode, également applicable à l’homme :
Comme dans bien des pseudomédecines, on considère que comme il n’est pas dans la nature de l’être vivant de tomber malade, cela ne peut résulter que d’un déséquilibre, qu’il suffit donc de restaurer pour guérir. La médecine « officielle », elle, se trompe complètement de cible (Philippe Labre met toutefois à part les lésions et mal-fonctions graves, et reconnait l’utilité de la pharmacopée d’urgence, par exemple pour faire tomber la fièvre. Du moins, il reconnait l’utilité… du palliatif).
Le huiles essentielles peuvent avantageusement remplacer les antibiotiques, c’est dit.
Les contradictions
L’orateur est a la fois technique et clair, mais quand la salle pleine d’éleveurs convaincus prend la parole, c’est pour dire (sans chercher par là à le remettre en cause) que c’est pas si facile, et pour poser moult questions sur pourquoi dans leur pratique ça ne marche pas si bien que dans le livre. Et le docteur Labre, tout en répondant avec gentillesse et intelligence, donne des réponses aux questionneurs… qui reviennent à contredire ce qu’il a expliqué avant, sauf que ça ne se voit pas facilement, et peut-être même pas par lui, tant l’ensemble semble tomber sur le coup de l’auto-persuasion que « ça a marché (grâce à ce que j’ai fait) » ou que « là c’est parce que je n’ai pas fait comme il fallait » (tableau classique en pseudo-médecines et pour bien d’autres croyances). Ainsi dans le tableau l’homéopathie est classée comme « simple » vu qu’en théorie il suffit d’appliquer la substance qui produit le même syndrome constaté. sauf qu’en fait non, il faut quand même poser un diagnostic délicat, basé sur des signes ultra-complexes (en plus de sa fièvre et son halètement la brebis est-elle sur le flanc gauche ou droit, quel aspect ont pris ses mamelles, etc). Ainsi les plantes médicinales sont d’abord présentées comme assez interchangeables et gagnant à être associées selon le « principe de synergie », tout en n’ayant que 3 fonctions biologiques à équilibrer. Et pourtant en fait non, il ne suffit pas de donner un pot-pourri à tout faire, il faut quand même faire le bon diagnostic pour donner le mélange optimal, sinon ça expliquera pourquoi ça n’a pas marché. Oui, « ça marche » pour toutes les bêtes, « on ne m’a jamais rapporté de cas de bêtes qui refusent le traitement à base de plantes, au contraire elles les recherchent ». « Ah vous c’est les porcs ? oui c’est vrai pour le porc c’est pas évident. Je connais moins bien le porc ». (On frémit alors sur la validité de toutes les autres généralités et certitudes, sans parler de l’application à l’homme).
La technicité est élevée pour les médicaments chimiques et les huiles essentielles, et simple pour les autres ? oui mais en pratique des éleveurs pragmatiques préfèrent les huiles essentielles parce que au moins c’est « simple d’usage pour un médicament : tel maux tel remède », plantes et homéopathie étant d’usage très simple…. à condition d’avoir fait le « bon » « diagnostic » qui est en fait très complexe comme on l’a vu plus haut (et c’est toujours l’explication de ce qui s’est passé quand ça marche pas). Bref, tout est en place pour toujours rebondir en cas d’échec sans jamais remettre en cause le principe… à géométrie finalement ultra-variable.
La salle
Comme souvent, le pire est en fait dans la salle : une des co-organisatrices s’énerve toute seule contre le fait qu' »on nous empêche de nous soigner comme bon nous semble », et tente de lancer la discussion sur l’homéopathie sur exsudat [3] de maladie « scandaleusement interdite, alors que si ça vient du patient c’est que c’est forcement compatible avec le patient » (sur ce terrain, le conférencier refusera timidement de suivre).
Un agriculteur mentionne son association dauphinoise d’une dizaine de membres, domiciliée à la mairie de Vif et y ayant bureaux, qui utilise tout y compris le pendule, et fait des formations publiques.
Un vétérinaire « classique », un peu honteux et pas hostile, dit que ce qu’il a entendu est globalement de bon sens, mais qu’il utilise les procédures classiques parce que « spécialisation homéopathie c’était 3 ans de plus et [il] voulait vite finir et [se] mettre à travailler ».
En conclusion
Même si ce genre de conférence attire surtout les convaincus, on peut s’inquiéter de voir se banaliser ces approches dans des institutions publiques, d’enseignement secondaire comme de formation continue, d’autant qu’elles finissent par toucher un public plus large sensibilisé par la santé ou l’environnement, qui fait sans doute confiance à l’agrément implicite apporté par le lieu et les titres, ainsi que les associations populaires consignant l’invitation.
Comme on l’a vu, cette situation-ci est autrement plus redoutable que d’autres, en ce qu’il est difficile de percevoir sur le coup les contradictions et les impasses, si l’on n’est pas sur ses gardes, l’outillage zététique réellement en alerte (et intervenir à chaud sur place est rarement efficace, au contraire). De ce fait, suffit-il d’invoquer la pluralité des opinions, le citoyen se faisant son « libre avis », quand bien même une condamnation officielle du conférencier souligne un risque, sur des sujets explicitement à l’encontre des connaissances scientifiques, de ce qui est enseigné, et de la règlementation elle-même, a fortiori quand il s’agit d’offrir une tribune sans contradiction dans un établissement public d’enseignement ?
Fabrice Neyret
Notes
[1] son cabinet gentiana : http://www.lekitphyto.fr et http://www.femenvet.fr
[2] sur http://www.cs-ideas.fr et http://www.syndicat-simples.org
[3] liquide produit par l’organisme et suintant au niveau d’une inflammation de la peau ou d’une muqueuse.