Écrit par Nicolas GAILLARD
Cet article est paru dans notre newsletter n°37 en juillet 2008.
La scène se passe à Florence, dans la Galerie de l’académie, devant une statue massive de Michel-Ange.
Plus de 4 mètres de haut pour 6 tonnes de marbre blanc, elle représente David après sa victoire sur Goliath et s’offre à la vue depuis 500 ans.
Un touriste la contemple depuis un certains temps, il est ébahi devant sa splendeur, sa perfection.
Soudain son cœur accélère, ses muscles se tétanisent, un vertige le saisit, il finit par s’évanouir et s’écroule à terre devant des touristes affolés.
Cet étrange mal, provoqué par la contemplation du monumental David frappe chaque année de nombreuses personnes en visite à Florence. Les symptômes sont nombreux et inquiétants : vertiges, suffocation, tachycardie, hallucinations, perte du sentiment d’identité et du sens de l’orientation, violentes douleurs à la poitrine, évanouissements, amnésie.
Quel est ce mal étrange ? Comment expliquer qu’une œuvre d’art puisse, par sa splendeur et sa magnificence, pétrifier des touristes au point de les frapper physiquement ?
Depuis les années 80, de nombreuses personnes frappées de confusion mentale en rapport avec des visites culturelles dans la ville sont conduites au service psychiatrique de l’hôpital Santa Maria Nuova de Florence. Graziella Magherini est psychiatre dans ce service et s’intéresse à ce mal étrange. C’est elle qui va durant une dizaine d’années recueillir, étudier les différents témoignages et mener des recherches sur l’étiologie mystérieuse de ce mal, contre lequel les Florentins semblent immunisés.
Le syndrome de Stendhal
Graziella Magherini présente les résultats de son travail en 1989, dans un ouvrage intitulé Sindrome di Stendhal (le syndrome de Stendhal). Elle y définit un syndrome psychosomatique déclenché par l’exposition à des œuvres d’art.
La référence à Stendhal s’explique par le parallèle avec sa propre expérience décrite dans Rome, Naples et Florence en 1854 à la page 207 : « J’étais arrivé à ce point d’émotion où se rencontrent les sensations célestes données par les Beaux Arts et les sentiments passionnés. En sortant de Santa Croce, j’avais un battement de cœur, […] la vie était épuisée chez moi, je marchais avec la crainte de tomber. »
Pour Graziella Magherini , la statue de David et plus largement, les œuvres d’art de Florence sont dotées d’un pouvoir singulier sur les sens, par leur beauté extrême et le décalage avec le contexte esthétique de la renaissance et le monde contemporain. Leur contemplation provoquerait des crises d’anxiété, c’est à dire un sentiment d’appréhension, de tension, de malaise, voire de terreur face à un objet de nature indéterminée, ici la surcharge d’œuvres grandioses.
Graziella Magherini poursuit la description des troubles : ces troubles psychosomatiques utilisent toutes les représentations habituelles : lipothymies (pertes de connaissance brèves), tachycardie (accélération du rythme cardiaque), bouffées vasomotrices… Ce sont parfois des manifestations digestives, des crampes d’estomac accompagnées d’angoisse, voire des troubles neurologiques, des épisodes confusionnels, une impression de ne plus se sentir.
Le syndrome de Stendhal, ou Syndrome de Florence son autre dénomination, s’apparente plus largement au Syndrome de Jérusalem. Ce dernier ne se rapporte pas aux œuvres d’art, mais à l’intensité de la spiritualité ressentie lors d’un pèlerinage dans la ville sainte.
Si l’on avait déjà remarqué l’étendue des divers symptômes associés au syndrome de Stendhal (une bonne vingtaine !) on ne sera pas étonné de la teneur de l’explication de son origine : ses pathologies gravitent autour du concept de « schizo-affectivité », qui constitue le creuset essentiel, la clé d’accès à la compréhension du phénomène à travers les processus psycho-réactifs, explique Graziella Magherini. Membre de l’école Freudienne, elle est psychanalyste et sa grille de lecture du syndrome est donc largement influencée par les théories psycho-dynamiques.
Le tourisme de l’âme
Graziella Magherini explique que, comme Freud pour Rome ou chez Stendhal, les voyages sont d’abord une quête du Moi. Le but n’est pas seulement la contemplation d’œuvres d’art, mais, à cette occasion, de vivre un moment d’expansion, de découverte de soi… C’est pourquoi les objets d’art sont aussi des objets transitionnels au travers desquels se révèlent de nouveaux fragments de la personnalité.
L’intégration de ces nouvelles parties inconnues de soi implique une restructuration de tout le champ de la personnalité. De ce choc pourrait naître un malaise, un sentiment d’étrangeté, pouvant aller jusqu’à l’évanouissement. Confronté à l’apparition d’un objet mythique, relevant d’une existence conceptuelle, tout ce qui avait été gardé à l’intérieur, tout ce qui avait jusque là fait partie d’un patrimoine très personnel de pensées et d’obsessions, commencerait alors à prendre forme hors de l’esprit, à acquérir quelque réalité. Le passé, en pénétrant dans le présent, produirait un mélange d’attraction et d’inquiétude, une nostalgie, au sens d’une douleur du retour : le retour du refoulé.
D’après Graziella Magherini, les causes de ce trouble sont une personnalité impressionnable, le stress du voyage et de la rencontre avec une ville comme Florence, hantée par les fantômes des géants de la Renaissance.
Dans tous les cas, des histoires personnelles complexes et conflictuelles sont en cause, liées à la biographie de chacun, à l’histoire infantile, aux travestissements de la mémoire, aux fantasmes qui ressurgissent, aux angoisses et aux défenses qui se manifestent dans ces circonstances spécifiques, rompant les digues d’un Moi incapable de « tenir le choc » face au surcroît de travail qu’on attend de lui.
Tourisme vs Tout risques
Tout autant que Stendhal, Graziella Magherini fait preuve d’un romantisme exacerbé. Cependant, son discours n’a pas la même vocation que Stendhal. Elle construit en effet une description clinique, puis sa théorisation dans le champ de la psychiatrie. Loin de récits romantiques, c’est de psychopathologie qu’il est question. Des questions, nous pourrions justement en poser de nombreuses sur le contexte de ce fameux syndrome. Peut-être trouverions nous des explications plus fécondes au lyrisme de l’auteur.
Entre autres pistes :
Graziella Magherini a mené ses recherches sur à peine plus de 200 personnes entre 1980 et 2000, soit vingt années (106 « cas » au moment où elle publie son ouvrage en 1989). Une ressource importante de la ville de Florence est le tourisme, on compte en moyenne 10 millions de nuitées par an à Florence et 1 million d’entrées juste pour la Galerie de l’Académie où est exposée la statue de David. Le ratio nombre de cas/touristes est un peu léger pour définir un syndrome psychopathologique d’envergure, voire pour affirmer un lien réel entre les crises et son hypothèse.
Rappelons-nous que les symptômes sont nombreux et disparates. Or, un syndrome se définit comme l’ensemble des signes cliniques et des symptômes d’une maladie singulière. Un amas de différents symptômes ne peut constituer à rebours une maladie.
Graziella Magherini va jusqu’à avouer que la gravité et la nature des symptômes varient beaucoup (et toujours sur 106 « cas »).
Ensuite, Florence est également connue pour offrir un nombre impressionnant de musées (une cinquantaine) et des collections d’œuvres d’art considérables. Le principal mode de visite de cette ville est organisé autour des musées et de courses effrénées pour voir un maximum de choses en un minimum de temps, via en général des Tour-operators. Ces périples, véritables parcours du combattant, soumettent les organismes à un rythme effréné. La fatigue joue alors un rôle important dans l’état de santé des nombreux touristes, facteur sans doute plus déterminant qu’autre chose. Comment alors respecter ce moment de latence indispensable à l’intégration, à la restructuration du Moi ? répond Graziella Magherini à cet aspect.
Il aurait été intéressant d’avoir des données d’autres villes comportant des grands musées. Mais surtout, il aurait été pertinent de pouvoir comparer avec l’ensemble des cas d’hospitalisations de touristes à Florence. On peut alors s’attendre à ce que David déclenche plus de gastro-entérites ou d’éruptions d’herpès que de troubles mentaux. Pangloss1 pointe son nez ?
Je me risque à dire que le Syndrome de Stendhal n’existerait pas sans le raisonnement à rebours de Graziella Magherini, validant son hypothèse pré-conçue, voire pré-conceptuelle. Ce syndrome est d’ailleurs si romantique qu’il a inspiré quelques films, dont le fameux La sindrome di Stendhal en 1996 de Dario Argento. Celui-ci se réfère directement aux descriptions de Graziella Magherini du syndrome pour servir une intrigue policière, malheureusement plate et usée. Cependant, la scène où Asia Argento est frappée du mal et embrasse un mérou après avoir contemplé la gorgone est assez cocasse et mérite le détour!
Nicolas Gaillard
Note :
1Allusion au raisonnement panglossien, effet bipède ou encore raisonnement à rebours décrit dans notre newsletter n°6.
Références :
- Magherini Graziella, (1996). Le Syndrome de Stendhal, Éditions Chiron, 1ère ed 1989.
- M. Bourguignon, De l’extase à l’orgasme, Mémoire DIU Sexologie.
- L’article de Wikipédia sur le Syndrome de Stendhal
- « David Syndrome », Reuters (Rome), 29 novembre 2005.
- La statue qui rend fou, Cerveau et Psycho, n°13, janvier 2006 (pdf téléchargeable)