Le matérialisme scientifique

Mario Bunge

Éditions Syllepse
216 pages – 19 euros

Physicien de formation, philosophe des sciences de la nature et des sciences humaines, Bunge est un des rares penseurs de notre siècle à entreprendre l’examen et la construction d’un système de connaissances scientifiques et philosophiques. Théoricien du matérialisme, son œuvre, remarquable par la diversité des sujets et des domaines explorés, reste malheureusement peu traduite en français. Le matérialisme scientifique comble quelque peu cette lacune et surtout donne aux lecteurs une idée précise de ce qui constitue l’originalité du projet encyclopédique de son auteur, tel qu’il le développe notamment dans les huit volumes de son Treatise on Basic Philosophy. Mario Bunge signe ici un ouvrage dense, parfois technique, mais qui sait aussi être savoureusement caustique. Cet ouvrage, traduit de l’anglais (Scientific Materialism, Reidel Publishing, 1981), n’intéressera donc pas uniquement les spécialistes, comme nous l’explique dans la courte interview qui suit l’un des traducteurs, Pierre Deleporte, biologiste à l’université Rennes. Nous avions eu le plaisir de recevoir Pierre Deleporte à Grenoble en mai 2006 pour une conférence sur ce même thème abordant les limites de la science.12


Interview de Pierre Deleporte


OZ – Pourquoi vous êtes vous investis dans cette traduction ? Quelle a été votre motivation ?

Pierre Deleporte – J’ai découvert un peu par hasard le Matérialisme Scientifique de Mario Bunge, en fait je recherchais des écrits en philosophie des sciences, alors qu’il s’agit bien d’ontologie, d’une conception philosophique générale du monde.
La lecture de cet ouvrage a été pour moi un choc, tant pour la clarté du propos que pour l’importance des questions abordées. J’ai immédiatement considéré que Bunge était un philosophe incontournable pour les matérialistes contemporains, et singulièrement pour l’éducation populaire. Relisant en détails cet ouvrage durant l’été de la canicule, j’ai décidé de le faire connaître et de le traduire en français avec l’aide de quelques partenaires enthousiastes et compétents.

OZ – Quelles sont les idées importantes développées par Mario Bunge dans ce livre ?

Pierre Deleporte – Bunge relève le défi d’aborder toutes les « questions difficiles » de la philosophie d’un point de vue matérialiste conséquent. Notamment la matière (pas si simple…) et l’esprit : que sont l’esprit, la pensée, les concepts, d’un point de vue strictement matériel ? Un vrai paradoxe dans notre culture toujours sous forte influence spiritualiste. L’auteur a un souci de cohérence « systémique » : une philosophie matérialiste achevée se doit d’être un système philosophique logiquement cohérent (sans contradictions internes) et aussi cohérent avec le monde réel qu’étudie la science. Bunge a donc eu cette démarche remarquable pour un philosophe : commencer par comprendre la science de son temps en devenant… professeur de physique théorique à l’Université de Buenos Aires, avant même de devenir professeur de philosophie. Il s’intéresse également beaucoup aux sciences biologiques, et singulièrement à cette « biologie de l’esprit » que constituent les neurosciences du comportement : oser concevoir l’« esprit » comme un objet d’étude normal pour le biologiste. Il passe en revue les limites des matérialismes classiques et propose une philosophie qui présente de nombreuses qualités empruntées à la démarche scientifique : non-dogmatisme, capacité de remise en cause face aux progrès de la science, cohérence logique… Les notions de système matériel, d’évolution de ces systèmes et d’émergence de propriétés nouvelles sont centrales, et c’est bien de cette manière que la science moderne explique le monde. D’où le nom de « matérialisme scientifique » : une philosophie amie de la science, qui l’encourage et s’en inspire, sans tomber dans un « scientisme » naïf. Mais Bunge accepte avec malice d’être taxé de scientiste sous cette forme éclairée : la philosophie ne se réduit évidemment pas à la science, mais le philosophe contemporain ne peut ignorer la science sous peine de se ridiculiser.

OZ – Ce livre s’adresse-t-il à tous les publics ?

Pierre Deleporte – L’auteur s’exprime clairement et ne manque pas d’humour, et les chapitres peuvent être lus relativement indépendamment les uns des autres, ce qui rend très souple l’abord de cet ouvrage. Dans un souci de non-ambiguïté du propos et de cohérence logique, certains aspects du raisonnement de l’auteur sont assortis de reformulations à l’aide de symboles et de formules de la logique mathématique, ce qui peut paraître rébarbatif au lecteur non averti. Mais le texte est également compréhensible en lui-même, et on peut donc en faire une lecture basique, suivie éventuellement d’une relecture plus précise en faisant l’effort de comprendre les formules, leur précision et leur cohérence mutuelle. Cependant des chapitres entiers sont en langage courant parfaitement assimilable par tous. J’en recommande donc la lecture au plus grand nombre, d’autant plus que de tels ouvrages ne courent pas les rues… Pouvoir répondre aisément à la question « qu’est-ce qu’une pensée », « qu’est-ce qu’un concept » ou « qu’est-ce que l’esprit d’un individu », comprendre l’absurdité de formules telles que « le rapport entre l’esprit et la matière », « l’influence de l’esprit sur le corps » ou « la production de pensées immatérielles par le corps matériel », et y répondre sans avoir recours à aucune notion spiritualiste, cela mérite bien un petit effort de lecture. On en sort mieux armé contre les offensives spiritualistes et anti-scientifiques qui fleurissent par les temps qui courent, notamment dans les sphères philosophiques académiques. Bunge est très sévère pour la philosophie institutionnelle, dont il parle en connaissance de cause : d’après lui, si les philosophes professionnels continuent à être globalement aussi mauvais, il se pourrait finalement que les philosophes amateurs s’emparent de la question… Cela doit enlever tout complexe au lecteur. Et pour rendre hommage aux co-traducteurs de ce livre : Mario Bunge le considère comme une excellente traduction, très fidèle à sa pensée.
Cet ouvrage de 1981 garde, malheureusement pourrait-on dire, toute son actualité : le matérialisme n’est toujours pas une philosophie dominante, et de nombreux matérialismes sont incohérents ou incomplets. Bunge propose, modestement et brillamment, des voies de progrès philosophique. Il s’adresse à tous.

Propos recueillis par Géraldine Fabre

Le matérialisme scientifique