Écrit par Richard Monvoisin
Cet article est paru dans notre newsletter n°32, en février 2008.
Chaque rationaliste, chaque matérialiste, chaque sceptique a entendu au moins une fois cette réflexion mi-courroucée, mi-paniquée : « mais tout de même, ne cassez pas tout. Il faut laisser aux gens le droit de rêver. »
Le comique de la situation est à plusieurs niveaux : tout d’abord, les individus qui font cette remarque sont généralement des gens avertis, déjà assez critiques. Proférer ce genre de phrase revient à faire un petit entrechat de côté, se distancier un peu de la masse bêlante des gens qui « croient », et de se poser en protecteur un brin condescendant du petit peuple qui rêve. Nous n’avons jamais entendu quelqu’un dire cette phrase pour lui-même ; le droit au rêve, oui, mais pour les autres, un peu comme le père Noël auquel on fait croire aux enfants, sachant pertinemment que l’on n’aimerait pas qu’on nous fasse la même chose. Il y a un âge à tout.
Le second niveau nécessite une métaphore. Imaginons qu’on vante à l’un de vos proches les mérites d’une montre, sa précision, sa résistance à l’eau, la durée de la pile, etc. Votre ami, qui « rêvait » d’une montre pareille, sort sa bourse et s’apprête à payer. Seulement, vous-même avez déjà acheté trois montres semblables, même modèle, au même vendeur, et chaque fois, votre montre s’est mise à retarder de dix minutes par jour avant d’agoniser à la première pluie. Vous vous êtes renseigné sur ces montres, et avez découvert que les labels de qualité n’étaient pas respectés par l’entreprise qui les fabrique.
Normalement, en tout état de cause, vous vous pencherez sur l’épaule de votre affidé et lui glisserez à l’oreille qu’il vaut mieux s’en aller, car l’efficacité de ces montres est plutôt discutable. Et votre ami, c’est prévisible, rangera alors sa bourse et vous emboîtera le pas. Il se dira que plusieurs échantillons valent mieux qu’un, que la précision de ces montres doit être testée à grande échelle en laboratoire, et que finalement, c’est bien de posséder l’information contradictoire. Il ne se fera pas avoir par l’hypothétique individu qui viendra lui dire : « Mais si, regardez, avec cette montre, le mois dernier, j’ai été à mon rendez-vous à l’heure, cela prouve bien que ça marche » car s’il fait le calcul, il saura qu’une montre qui retarde de dix minutes par jour donne l’heure exacte… tous les cent quarante quatre jours. Même une montre arrêtée donne deux fois par jour l’heure exacte. C’est dire.
Je pense que jamais votre ami ne vous fera la réflexion « bon sang, tu as piétiné mon rêve » et nous ne pensons pas qu’il revendiquera un quelconque droit au rêve pour acheter tout de même la misérable tocante dont il rêvait pourtant. Au contraire.
Or, rien n’est plus important que la santé, ânonnent les anciens. Même pas une montre. Paradoxalement, si lorsqu’un ami vous annonce qu’il va consulter un kinésiologue vous suivez la même démarche en le mettant en garde contre l’absence de résultats et les critères d’évaluation non fiables, cette fois, la réaction risque fort d’être violente. Alors que l’enjeu est infiniment plus grand, la réaction est infiniment moins agréable, et vous passerez… pour un tueur de rêves. Sauver la vie de quelqu’un en le prévenant des mauvais freins lors de l’achat d’une voiture fait le héros. Sauver la vie de quelqu’un en le prévenant que la thérapie anti-cancéreuse qu’il a choisie ne fonctionne pas fait l’emmerdeur.
Le droit au rêve est bien souvent une tenaille morale, une sorte de fausse causalité. Nous ne pensons pas que dénoncer des contrats d’assurance illégaux, des garagistes escrocs et des commerçants de produits frelatés revienne à désenchanter le monde, au contraire. Nous ne voyons pas la part de rêve à sauver face à un vendeur de médicaments inefficaces. Il s’agit plutôt d’un droit au cauchemar, vous ne croyez pas ?
Richard Monvoisin
PS : Stanislas Antczak, à la lecture de cet article, est monté sur une chaise au milieu de Lyon et a déclaré à la foule encore hébétée par le nouvel an : « Il me semble que rêver, c’est laisser aller sa pensée librement, qu’on soit endormi ou non. Un astrologue qui revendique le droit au rêve ne fait rien d’autre qu’apporter des réponses calibrées par l’astrologie à des questions qui n’ont pas forcément de réponses, donc à mon avis il empêche le rêve. Le ciel des astrologues, qui n’a qu’une dimension, douze cases et dix objets célestes, me paraît faire beaucoup moins rêver que le vrai ciel à trois dimensions, continu et contenant des milliards de galaxies. » C’est presque du Jacques Prévert.