C’est bien connu : « L’alcool rend violent » ! Cette affirmation indiscutable dans le langage commun doit être néanmoins pondérée si l’on en croit une étude scientifique récente. Celle-ci souligne notamment les facteurs non spécifiques des effets de l’alcool et montre que ce n’est donc pas forcement l’alcool qui rend violent, mais peut-être simplement l’impression d’être alcoolisé.

Derrière le déplorable jeu de mot du titre (digne de la présidence de l’OZ) se cache donc une publication scientifique largement diffusée dans les médias qui mérite un peu d’attention. Une équipe de chercheurs en psychologie sociale de l’Université de Grenoble a en effet publié cette année le résultat d’une étude surprenante « Les effets extra-pharmacologiques de l’alcool sur l’agressivité ». Cette étude semble mettre en lumière les facteurs psychologiques dans l’effet de l’alcool sur le comportement d’un individu. Le simple fait de croire que l’on consomme de l’alcool augmenterait l’occurrence des comportements agressifs et cela indépendamment de la quantité d’alcool réellement consommée.

Je m’intéresse à cette publication car elle vient éclairer certaines facettes de l’effet placebo, et notamment les mécanismes de biais psychologiques en jeux.

A message in a bottle

L’objectif des chercheurs était de différencier les effets dus aux propriétés pharmacologiques de l’alcool des effets imputables aux attentes de consommation, qu’ils décrivent comme effet placebo. Sous le prétexte de tester des produits d’une société d’aliments énergétiques, les participants consommaient une boisson. Selon les groupes de tests, les participants consommaient sans le savoir, soit une boisson non alcoolisée, soit une boisson moyennement alcoolisée (0,5 gramme d’alcool par litre dans le sang), soit une fortement alcoolisée (1 gramme d’alcool par litre). Dans ces trois groupes, chaque sujet pensait consommer une boisson non alcoolisée, moyennement alcoolisée ou fortement alcoolisée, et ceci indépendamment de la quantité réelle d’alcool.

Cette situation a été rendue possible grâce au recours à un cocktail glacé qui pouvait être non alcoolisé ou en réalité alcoolisé mais masquait le goût de l’alcool. Parallèlement, on indiquait à l’oral au participant une quantité d’alcool aléatoire.

Après une demi heure, pendant que le participant remplissait un questionnaire, un compère entrait dans la salle de test sous le prétexte de tester une purée de pommes de terre (de telle façon que le participant puisse entendre cette indication). Cette purée pouvait être assaisonnée avec du sel et de la sauce piquante à disposition sur la table de test. Le compère quittait alors la salle pour quelques instants non sans frapper brutalement la chaise du participant et l’agresser verbalement. Le participant était enfin invité par un chercheur à s’asseoir à la table où se trouvait l’assiette de purée sous le prétexte de finir le test, tout en soulignant le sans-gêne de l’agresseur et en concluant par : « […] si j’étais à votre place je me vengerais ! ». Le sujet était alors laissé seul dans la pièce, sur le point de partir et avec la certitude que la purée allait être consommée par l’agresseur. Il avait ainsi la possibilité de se venger de l’agression en versant du sel et de la sauce piquante dans la purée1.

Les chercheurs ont ensuite mesuré les doses de sel et de sauce piquante comme indicateur de l’agressivité du participant envers l’agresseur. Ils n’ont pas observé de lien significatif entre la quantité réelle d’alcool et le niveau d’agressivité mais ils ont découvert une relation significative entre la quantité d’alcool que les participant croyaient avoir bu et leur niveau d’agressivité : plus ils avaient cru boire de alcool, plus ils avaient mis de sauce piquante et de sel dans la purée.

Ces résultats suggèrent pour les chercheurs que l’effet physiologique de l’alcool n’est pas le seul mécanisme qui provoquerait l’agressivité lors d’une alcoolisation. Celle-ci libérerait également l’individu du contrôle social ordinaire de son agressivité. L’idée d’être alcoolisé – comme concept – activerait sémantiquement2 un concept associé, celui de l’agressivité, et affaiblirait ainsi la retenue ordinaire des comportements agressifs.

Cette étude a été réalisée en double aveugle, c’est-à-dire sans que les participants et les expérimentateurs présents avec eux ne sachent quelle dose réelle d’alcool ils avaient absorbée. L’échantillonnage relativement faible – 116 participants, soit une douzaine de personnes par groupes – implique de la prudence quant aux interprétations finales. Mais ce travail vient surtout compléter d’autres études similaires, notamment celle de Marlatt et Rohsenow qui avaient mis au point ce fameux protocole en 1980.

L’étude grenobloise éclaire un peu plus les mécanismes de corrélation illusoire et la portée de leur influence sur nos comportements.

Corrélation illusoire et alcool

La relation causale entre alcool et violence suscite l’intérêt des chercheurs depuis plusieurs années. Les deux aspects des effets de l’alcool sont désormais largement connus : les effets physiologiques (coordination motrice, mouvements des yeux, etc.), et les effets cognitifs (traitement de l’information, jugement, attitudes, etc.). Physiologiquement, l’alcool entraîne une hausse de la dopamine qui produit une activation psychomotrice générant des sensations d’euphorie, d’accroissement de pouvoir et d’énergie, ce qui augmente également la probabilité de réponse agressive à une provocation. L’alcool produit également une baisse de la sérotonine affectant les fonctions cognitives, diminuant les capacités de communication, développant ainsi les ressentiments et, là encore, accroissant la probabilité de réponse agressive.3

Des expériences ont été menées avec la surprenante « machine à agresser » (Buss, 1961). Celle-ci mesure l’agressivité selon l’intensité et la durée de chocs électriques administrés par un sujet à un autre individu, d’une façon proche des expériences de Milgram4. Dans des situations de frustration ou de provocation, les chocs électriques sont plus importants chez les participants qui se croient alcoolisés que chez les participants qui se croient non alcoolisés, indépendamment ici aussi de la quantité réelle d’alcool. L’effet placebo contrôlé est toujours supérieur à celui de l’alcool.

Ces études expérimentales ont pour intérêt de se dérouler généralement dans des conditions pertinentes d’études scientifiques : double aveugle, groupes contrôles, précision des dosages et des mesures (de l’alcool et du niveau d’agression) et maîtrise des conditions contextuelles (hostilité, stress…). En revanche, leurs résultats ne sont pas forcément transposables à la vie réelle, tant les conditions changent d’une étude à l’autre. Les effets de l’alcool seraient très dépendants des circonstances.

Ainsi, l’accroissement de l’agressivité semble plus largement lié aux croyances des sujets concernant l’alcool qu’à l’effet pharmacologique du produit, même si celui-ci existe. Selon ces croyances issues de la socialisation de l’individu, l’alcool permettrait de s’affranchir des normes sociales et en particulier de lever l’inhibition de comportements agressifs et même sexuels dans les expériences Marlatt et Rohsenow. En psychologie sociale, ce phénomène est désigné comme une corrélation illusoire, c’est-à-dire une erreur d’interprétation de la corrélation entre deux éléments, ici la prise d’alcool puis l’agressivité. La zététique désigne cet aspect comme un effet cigogne5. L’individu pense consommer de l’alcool, il s’attend donc au comportement ordinaire lié à cette absorption. Celui-ci est socialement déterminé : inhibition, euphorie, excitation, agressivité, selon les circonstances6.

Jacques Van Rillaer écrit : « L’effet « agressogène » de l’alcool est en partie conditionné par la croyance que la boisson libère des tendances agressives. C’est dans les sociétés où il est admis que l’alcool réduit la responsabilité, que ce breuvage favorise le plus la violence. Dans ces sociétés, des individus utilisent la boisson comme une excuse pour adopter des conduites socialement réprouvées. Ils considèrent que le temps de l’imprégnation alcoolique est une parenthèse pendant laquelle ils peuvent se permettre des actes normalement interdits. »7

Il est alors impensable de séparer les effets pharmacologiques du contexte d’utilisation et des attentes de l’usager (Marlatt, 1980). L’histoire des interactions de l’individu avec ses environnements est toujours déterminante.

Si aucune théorie n’explique formellement les mécanismes de l’effet placebo, des hypothèses tentent de cerner les différents facteurs d’action.

D’une certaine manière, l’ensemble de ces études vient éclairer les hypothèses des facteurs psychologiques et environnementaux de l’effet placebo, ou plutôt des effets non significatifs8, sur le comportement.

 

Le facteur déterminant serait en grande partie psychologique, engendré par la croyance au traitement ou à la sensation subjective, d’un médicament ou d’une substance.

 

Écrit par Nicolas GAILLARD

Cet article est paru dans notre newsletter n°42 en décembre 2008.

 

 

Notes :

1 Le protocole est bien sûr un peu plus élaboré pour éviter au maximum les facteurs extérieurs à l’hypothèse de l’étude.

2 Cela confirme une précédente recherche sur le lien sémantique entre les concepts d’alcool et de violence. L. Bègue, B. Subra, (2008). Alcohol and aggression : perspectives on controlled and uncontrolled social information processing, Social and Personality Psychology Compass, vol.2, p 34-62.

3 Certaines altérations cérébrales et des modifications hormonales (sérotonine, testostérone) favorisent des changements d’humeur et l’irritabilité, elles intensifient les réactions émotionnelles et limitent les ressources cognitives (qui permettent d’anticiper des conséquences à long terme, de différer et d’élaborer des stratégies positives de résolution de problèmes). Il en résulte une augmentation des réactions de colère et/ou d’agression. Toutefois, ces facteurs biologiques n’ont pas un effet stéréotypé : ils influencent les comportements en fonction de facteurs psychologiques et sociaux. (Inserm, 2003)

4 Pour le détail de l’expérience de Milgram sur la soumission à l’autorité, voir psychologiesociale.com.

5 Effet cigogne : erreur de raisonnement post hoc qui consiste à établir un lien de causalité entre deux paramètres corrélés. Pour les corrélations illusoires et ses facteurs, voir le site charlatans.info .

6 Pour aller plus loin, voir l’Étude VAMM.

7 Jacques Van Rillaer (2007), conférence CESI sur la violence au travail (lien non trouvé), Charleroi.

8 Comme l’évoque Jean Brissonnet. Concernant l’effet placebo, voir sur son site pseudo-medecines.org, sur pseudo-sciences.org et sur Le dictionnaire sceptique.

Références :

Rapport d’expertise collective OFDT, CNRS, INSERM, (2006). Violences physiques et sexuelles, alcool et santé mentale.

Marlatt G.A, Rohsenow D.J. (1980). Cognitive processes in alcohol use: expectancy and the balanced placebo design. In : Advances in substance abuse : behavioral and biological research. Mello NK ed, JAI Press, Greenwich.

Bègue L., Subra B., Arvers P., Muller D., Bricout V., Zorman M., (2008). A Message in a Bottle: Extrapharmacological Effects of Alcohol on Aggression, Journal of Experimental Social Psychology.

Bègue L., (2008). Alcool, plaisir et dépendance, Cerveau & Psycho, Pour la Science, bimestriel, n° 29, septembre/octobre 08.

Rapport Inserm, 2003, Alcool : Dommages sociaux, abus et dépendance, Les éditions Inserm.

Une bouteille à l’amer