Cet article est paru dans notre newsletter n°63 en novembre 2010.
Daliane [1] a un problème : dans sa tête, elle entend distinctement les voix des personnes autour d’elle, avec leur timbre précis et leurs manières, et peut même discuter avec elles. Cependant, personne ne veut le reconnaître à haute voix. Elle sait qu’en retour ces personnes l’entendent elle aussi dans leurs têtes puisqu’elles discutent ensemble ; ou a minima, qu’elles ressentent quelque chose, puisque qu’elle les entend le penser. Elle a déjà voulu faire des expériences pour prouver son don télépathique. Oui mais voilà, bien que les personnes lui disent mentalement le mot à deviner, ils trichent et prétendent ensuite qu’elle s’est trompée. Tous : famille, relations, docteurs. Elle vit dans un contexte de dénégation permanente de ce qu’elle sent pourtant être vrai : tout le monde semble s’interdire de reconnaître l’évidence, et elle ne comprend pas pourquoi, à part par méchanceté ou par tabou. Par ailleurs, Daliane se passerait bien de ce don, dans la mesure où souvent des voix perçues lui disent des choses peu amènes, voire la harcèlent jour et nuit.
Dans cette situation, on devine que la jeune femme n’est pas en situation très confortable avec ses proches. Elle n’a guère d’amis, la situation avec sa famille est tendue, ses études d’ingénieur ont même été interrompues, les entretiens d’embauche se passent mal… Si seulement elle pouvait prouver qu’elle dit la vérité sur ses capacités !
Alors Daliane nous a écrit, voulant venir à Grenoble à ses frais tenter une ultime expérience avec « des gens coopératifs et prêts à démontrer la télépathie s’ils la sentent ». Son idée est de s’asseoir parmi nous et de nous « laisser constater une sensation, ce qui marchera forcément, sauf si les personnes sont de mauvaise foi ou ont des tabous sur le sujet ».
Le cas est délicat car cette personne est dans une situation psychologique et sociale fragile, avec des antécédents et suivie par un psychologue, totalement persuadée de son don, et en grande demande que quelqu’un atteste celui-ci, unique issue envisagée pour améliorer sa situation. Réciproquement, notre démarche préalable est toujours de s’assurer que la personne puisse supporter un éventuel échec, qu’elle comprenne et accepte les principes d’un protocole de test dans les normes scientifiques d’objectivité, et qu’elle commence chez elle par des auto-tests proches de cet esprit. Par ailleurs, il n’est pas imaginable de dérouler un test basé sur des impressions, surtout si c’est pour s’entendre accusé de mauvaise foi en cas d’échec. La réponse d’un test doit pouvoir être positive comme négative, et ne doit pas avoir besoin de reposer sur la confiance.
Après notre réponse de principe prudente, Daliane assure qu’en cas d’échec, cela ne changera rien pour elle. Ce serait, dit-elle, juste une occasion manquée de prouver la télépathie, juste un « non » de plus pour elle. L’évaluation épistolaire s’engage alors sur la possibilité de réaliser des auto-tests, malgré ses réticences au vu de ses difficultés à trouver des cobayes, a fortiori coopératifs. Il nous faut imaginer des tests dont le résultat soit objectif, qui n’aient pas besoin de supposer la bonne foi des cobayes, et qui ne les sollicite pas trop. En quelques échanges, elle comprend et s’approprie le principe d’un protocole expérimental de test de « don », autrement plus « carré » que sa première idée et pouvant opérer sur ses proches, ce qui me rassure et m’encourage à poursuivre le dialogue.
Comme lors de notre test d’un magnétiseur, il s’agit de dériver une action très basique, peu semblable aux conditions habituelles mais permettant de tester facilement et de manière répétitive le don « en condition de laboratoire » – sous réserve bien sûr d’en valider la sensibilité au moyen de tests en blanc. Nous tâtonnons : tester sur cassette vidéo ? Non, il faut une personne en chair et en os. Tester si une personne est ou non derrière une porte ? Ou y reconnaître une personne parmi plusieurs ? Daliane pense que ça peut marcher, mais pas de façon systématique, dans la mesure où il faudrait chaque fois entamer un nouveau dialogue mental plutôt que simplement le maintenir. Cela demanderait aussi plusieurs personnes et pas mal d’essais, alors qu’elle manque de cobayes coopératifs; au mieux, sa sœur avec qui elle cohabite. Par contre, sentir dans quelle posture se trouve une personne (debout, assis, couché, ou telle main levée), elle est certaine de le réussir quasiment à tous les coups, surtout si elle connaît la personne.
On est bien là dans des conditions de test « propres » : le critère de réussite est clair et objectif, la probabilité de le trouver au hasard est connue, le contexte est contrôlable. On peut donc réaliser l’habituel « match contre le hasard », où il s’agit de mesurer et comparer au hasard les performances du « don » sur une expérience simple répétée : le cobaye tire au dé une position à adopter, prévient que c’est prêt par un moyen neutre (par exemple un interrupteur), l’allégateur devine en utilisant son don, marque sa prédiction sur une feuille, puis on compare à la position réelle. Les statistiques nous disent, pour une prétention donnée (ici, deviner avec une fiabilité d’au moins 90%), combien d’expériences faire et comment interpréter le résultat pour trancher si celui-ci est ou non extraordinaire [2], pour un risque d’erreur fixé (ici 1%). Comme indiqué par notre outil en ligne PrOZstat, si l’on doit deviner parmi 2 positions alors il faut réussir plus de 20 essais sur une série de 27, ou 9 sur 13 pour 3 positions, 7 sur 11 pour 4 positions. On voit que recourir à 3 ou 4 positions permet de solliciter modérément les cobayes.
Un pré-test peut être moins rigoureux que le vrai afin d’alléger le protocole (le but étant de tester les sensations et d’affiner l’épreuve). On se permet ici quelques écarts qui ne seraient pas admis dans un test « officiel » : il n’y a pas d’équipes d’assesseurs contrôlant le déroulé des deux côtés de la porte, peu d’isolation des protagonistes, Daliane tient elle-même le compte rendu d’expérience, et surtout, elle vérifie au fur et à mesure le résultat de chaque essai [3].
Dans ces circonstances, elle peut être tentée de ne pas compter les « tours de chauffe » (jugés tels a posteriori), d’avorter et recommencer une série peu probante, ou d’ajouter des essais jusqu’à tant que la statistique s’améliore [4]. Toutes choses qui biaiseraient fortement les statistiques, aussi peu intuitif que cela puisse paraître ! En effet, il faut considérer une série comme un tout insécable : décider à l’avance de quand elle commence et s’arrête, puis ne pas y chercher a posteriori de sous-série « justifiée » par le fait que « visiblement à la fin on était mieux échauffé »… ou au contraire, fatigué. Car comme l’exploite si bien la numérologie, dans une série de nombres on peut toujours trouver des groupes remarquables, que les fluctuations du hasard suffisent pourtant à expliquer… mais qui n’auraient néanmoins pas pu être facilement trouvés a priori (ce n’est pas intuitif car le biais de sélection des humains se focalise sur les cas favorables vus a posteriori et néglige les innombrables cas défavorables susceptibles de se réaliser a priori).
Comme souvent avec nos interlocuteurs, le fait de comprendre la méthodologie leur fait vivre pas trop mal leurs échecs: ils se piquent au jeu et cherchent à affiner le protocole, deviennent plus modestes quant aux performances de leur « pouvoir ». Par ailleurs Daliane s’est trouvée des encouragements parmi ses échecs à cause du biais de sélection (je n’avais alors pas assez insisté à ce sujet) et par des tentatives de rationalisation a posteriori:
après une première série de 7 échecs, elle change de technique et vit alors les 3 réussites suivantes comme très encourageantes bien que les essais soient interrompus par fatigue du cobaye. Le soir suivant, 14 échecs sur 20 essais (sur un test à deux positions) dans une série faite avec la soeur aînée déçoivent, mais ensuite les 9 réussites sur 10 essais avec la première soeur « montrent qu’avec elle ça semble marcher mieux ».
Après lui avoir parlé des biais de sélection et des séquences à respecter, elle décide de comptabiliser systématiquement ses essais avec la même soeur et le même protocole (assis / debout, car couché impliquerait de s’éloigner de la porte), déroulé sur plusieurs séances pour minimiser le dérangement. Mais le week-end suivant, seulement 3 réussites sur 10, donc échec (à 9+3 réussites sur 10+10 essais, on ne peut plus compter dépasser un score de 20 sur 27) : tout compte fait, ressentir la position d’une personne n’est pas aussi facile que prévu. Elle convient que si les tests ne marchent pas, elle aura encore de fortes suspicions de télépathie, mais considérera que c’est difficile à prouver et donc qu’il faudra laisser tomber.
Elle teste alors un protocole un peu différent, destiné à lui faciliter la perception : bras droit levé quand la personne est assise, bras gauche quand elle est debout. Lequel conduit à 11 réussites sur 20 essais avec la sœur aînée, et 7 sur 10 avec l’autre : échecs aussi.
Vu la difficulté à multiplier les essais, elle opte alors pour la variante à 4 positions (le bras levé est indépendant de la position assis/debout), effectuée par téléphone avec sa mère en qui elle a confiance. Et là, 9 réussites sur 20 essais (alors qu’il faudrait plus de 14 réussites) : nouvel échec.
… Et on en est là. Elle est découragée de ne pas arriver à ne pas se tromper. Cependant, elle croit toujours à son don, puisque dit-elle : « cela m’arrive d’être harcelée en télépathie ». On peut comprendre qu’il est difficile de ne pas croire à la réalité de ce qu’on entend. Cependant là où invoquer la mauvaise foi suffisait auparavant à tout expliquer, une dissonance est maintenant présente : la télépathie peut-elle être tout le temps évidente et sans effort, sauf quand on la teste objectivement ?
Ce que j’espère, c’est que Daliane en aura au moins compris que son entourage ne lui ment pas : c’est la transmission qui est, a minima, pas fiable. Peut-être que cette seule constatation pourra permettre d’améliorer ses relations avec son entourage ? L’autre conclusion provisoire, c’est que des choses « évidemment vraies » car ressenties peuvent s »avérer difficiles à démontrer, ce qui peut inciter à adopter un certain recul par rapport aux autres impressions confondantes ressenties.
Quelle épreuve pour la rationalité d’une personne, que d’avoir à établir qu’une perception prégnante, structurée, permanente et incontrôlable, n’est peut-être qu’une illusion ! Comme elle continue les tests [5] et que l’entourage joue le jeu, elle en a maintenant quelques moyens. Changer de point de vue sur un tel sujet ne se fait sans doute pas d’un coup, aussi tout palier atteint, toute amélioration de ses conditions sera bonne à prendre. Souhaitons-lui bonne chance !
Fabrice Neyret
Notes :
[1] Le prénom a été changé. Les phrases entre guillemets ne sont pas toujours des citations littérales.
[2] En effet, si l’on a une chance sur deux à pile ou face, il ne suffit pas pour autant de dépasser ce score pour faire la preuve d’un don particulier. La moyenne d’une série aléatoire fluctue naturellement autour de cette valeur 1/2, selon une loi de Gauss (« courbe en cloche ») qui se resserre avec le nombre d’essais. C’est ce qui fait qu’un sondage sur 1000 personnes a 3% d’imprécision… avec 95% de chances de ne pas se tromper. Pour une vingtaine d’essais cette fluctuation est bien plus grande, il faut donc déterminer le seuil de réussite qu’il est improbable de dépasser par hasard (par exemple, à moins de 1% de chances). Pour le déterminer, il faut recourir aux formules de statistiques… ou à notre outils en ligne PrOZstat.
Pour en savoir plus, lisez notre article La nécessité du hasard.
[3] Dans ce cas, il est plus que jamais indispensable d’utiliser une randomisation non humaine, par exemple avec un dé ou par ordinateur. Autrement le biais d’alternance de la perception humaine du hasard donne un tirage pipé dont les humains tirent inconsciemment une information. Ce phénomène a déjà causé des résultats invalides, comme avec le protocole biaisé de R.Sheldrake sur la sensation d’être observé (cf. Les Dés pipés du cerveau dans Pour la science, n°326, de déc. 2004 ou l’analyse dans La sensation d’être observé : expérience paranormale, résultats normaux, Sciences et Pseudosciences n°291).
[4] Cela correspond à une martingale, qui réussit forcément du moment qu’on n’est pas limité par le nombre total d’essais (ou par le montant des paris dans le cas des jeux d’argent).
[5] Évidemment si l’on fait une centaine de tests à 1% de risque de d’erreur, il y a de grandes chances de finir par dépasser le seuil choisi, par simple fluctuations du hasard. Pour tirer une conclusion correcte, il faut alors soit faire une méta-analyse sur l’ensemble des tests effectués, soit énoncer les paramètres particuliers susceptibles d’avoir permis la réussite de la seule nième série (c’est-à-dire corriger la prétention) puis faire de nouvelles séries avec ce protocole (car toute explication doit être prédictive, et non faite a posteriori).